Interview : Yello


Un voyage esthétique avec les pionniers du sampling techno-pop baroque apparus en Suisse il y a 17 ans

Yello, duo suisse allemand, figure parmi les pionniers du collage sampladélique et du groove électronique. Soit une bonne dizaine d'albums de pop convulsive et humoristique depuis 1980 et leur premier chef d'oeuvre, "Solid Pleasure", en pleine explosion new wave sur le fameux label des Residents, Ralph Records. Cha-cha psychotique, mambo futuriste, ritournelles techno, Boris Blank n'a pas son pareil pour fignoler de joyeuses petites sarabandes électroniques, sur lesquelles Dieter Meier vient poser sa voix caverneuse et excentrique. Avec leur nouvel album, inspiré de leur show multimédia "Pocket Universe", Yello renoue avec une inspiration technoïde et s'immerge dans le bain bouillonnant de la nouvelle galaxie électronique, dont ils ont été parmi les précurseurs. Interview.


Depuis toujours dans votre musique, vous cultivez l'humour et la distance...
DIETER MEIER : Je pense que c'est un aspect très important du travail de Boris qui assure la principale partie musicale de Yello. Il essaye de penser les choses et son environnement comme le ferait un enfant. Il se saisit de chaque nouvel instrument, de chaque son, comme un gamin découvre un nouveau jouet. Comme un enfant qui se serait emparé d'un instrument scientifique ultra-perfectionné. Parce qu'un enfant utiliserait ces instruments d'une autre manière que celle prévue à l'origine par les ingénieurs. C'est pourquoi, même dans les aspects les plus "boombastics" de Yello, on y retrouve toujours l'humeur joueuse de Boris, qui travaille d'ailleurs très dur pour redevenir à chaque fois un enfant, pour décharger son esprit du fardeau et du poids de notre société.

Comment réagissez-vous à tous ces artistes qui vous samplent sans vergogne ?
D. M. : Le vol, fait de manière adéquate, ne pose aucun problème. Car la musique, les sons industriels et les sons quotidiens ont finalement aujourd'hui la même valeur. D'ailleurs, tant que les gens volent Yello, c'est un très bon signe, et même un honneur. On s'inquiète plutôt lorsque nous ne sommes plus samplés. Si la personne vous emprunte vos "signaux" pour l'intégrer à son collage et créer un véritable travail individuel, c'est merveilleux de retrouver ainsi des éléments de son propre travail chez un autre. Lorsque le vol s'apparente en revanche au plagiat ou à la copie, ce n'est plus intéressant, surtout lorsqu'il s'agit de parties vocales samplées. C'est comme si l'on volait l'âme d'un groupe, et lorsque c'est le cas, on se protège. C'est ce qui est arrivé avec ce groupe américain (les Master At Work avec leur "Everybody Needs Somebody" de Ruffneck, NDR) qui nous ont largement pompé et en on fait tout un hit. Nous avons donc demandé à notre éditeur de s'occuper de ce cas et de les faire payer. Si quelqu'un vous vole le coeur de votre chanson, et en font une nouvelle chanson, il devront payer pour ce coeur, qui est bien plus qu'un simple sample...

Avec l'émergence de la scène techno, voyez-vous venir la fin de la domination de la pop, voire même sa disparition ?
D. M. : Non, je crois qu'il y aura toujours de la pop tout comme il y aura toujours de grandes chansons. Mais d'un autre côté, ce nouveau mouvement existera aussi toujours. La techno est là pour longtemps, car elle désigne en fait la façon d'utiliser les plus récentes technologies à des fins créatives. Vous pouvez appeler hça ouse, Nu house, Old Beat ou New Jungle... tout cela ne désigne qu'une même et seule chose : un vaste monde où les formidables possibilités de la technologie sont utilisés à des fins artistiques. C'est ça la techno, et non pas un énième et nouveau courant dance.

Quelles différences voyez-vous entre votre génération et la nouvelle vague de musiciens techno ?
D. M. : La différence majeure réside dans le fait que les jeunes artistes ne font finalement que cueillir les fruits de l'arbre de la techno, que Boris a largement contribué à planter. Nous étions techno avant même que l'on parle de techno, grâce à l'usage des samples et des boucles rythmiques. Cette approche, purement instinctive d'ailleurs, a toujours été la nôtre. La deuxième différence, c'est que beaucoup de jeunes musiciens, au lieu de surmonter leurs machines, en sont devenus les esclaves. Ce que Kraftwerk avait prédit, la mutation des musiciens en de simples robots, est quasiment réalisé. Les musiciens sont devenus de simples additifs à la machine, la machine est devenu le message. Alors que pour nous, les machines ne représentent rien d'autre que les simples bongos du 21e siècle, c'est un instrument que nous utilisons de la même manière que Vivaldi son violon ou Beethoven son piano. Certes, ces instruments ont des possibilités formidables mais ils restent pour nous interchangeables. La troisième chose, c'est que Boris est une sorte de conteur, il a un sens très visuel du "sound-painting". Moi-même je ne suis qu'un invité dans ce monde audiovisuel qu'il a créé, je débarque avec mes petites histoires concrètes, je crée mes petits personnages dans le monde de Boris.
BORIS BLANK : Techniquement, c'est incroyable ce que peuvent faire les jeunes musiciens à l'aide des nouvelles technologies. On peut aujourd'hui créer quelque chose de géant à partir d'un simple élément sonore. A nos débuts, je devais jouer moi-même des bongos pendant tout la durée de la chanson pour créer la structure rythmique du morceau.

De quand datent vos premiers samples ?
B.B. : C'était vers 1979 ou peut-être 1980, lorsque le premier Fairlight est sorti, dont j'ai été d'ailleurs l'un des premiers utilisateurs. J'ai rencontré ce type à Munich, qui était le distributeur de ces machines pour l'Europe, ca rendait tout beaucoup plus facile parce qu'on pouvait dorénavant travailler avec de très simples particules rythmiques pour les mettre en boucles et en faire une ligne infinie. Aujourd'hui, on a largement dépassé les possibilités du Fairlight pour créer des sons encore plus dingues. Je travaille encore beaucoup avec l'analogique et des machines comme les Sequential Circuits. Certains disent que les vieilles machines ont plus d'âme... Ce n'est pas sûr : elles ont leur âme propre tout simplement, mais chaque musicien à des affinités différentes avec ces machines, selon leur interface à chacune.
D.M. : Les premières machines étaient construites par des gens qui étaient de vrais inventeurs, le premier Moog par exemple constituait une véritable aventure humaine, il a été créé avec humour et curiosité. Aujourd'hui, on doit plus souvent ces machines à de simples programmeurs de logiciels. Certes, elles peuvent produire des choses démentes mais on y sent un manque, celui de l'amour des inventeurs. C'est vrai dans chaque domaine : regardez les premières machines à vapeur, elles étaient construites avec un vrai souci, qui leur conférent un esprit et une âme. Quelques années plus tard, tout cela tombe dans la fabrication en chaîne...

Avez-vous appris quelque chose de la nouvelle génération techno house ?
D.M. : C'est toujours une question d'échange. Le fait que Boris ait été l'un des premiers à utiliser de cette manière les sons et les rythmes a signifié le début d'une nouvelle ère musicale. Mais ça ne veut pas dire que nous ne sommes plus concernés, seize ans après, par les derniers aspects de cette musique. C'est comme la peinture, vous pouvez comme Juan Gris ou George Braque être de grands inventeurs, et voir que des gens plus jeunes commencent par vous copier puis développent des choses plus personnelles qui par la suite peuvent vous influencer. Je ne dirai jamais que nous sommes sourd à toute la nouvelle génération techno. On ne sait pas très bien ce qui nous influence, mais c'est évident : le mouvement en soi nous a ouvert beaucoup de portes.

Et la voix dans tout ça ?
D. M. : J'utilise ma voix pour exprimer certains sentiments et leur donner une âme. Pour moi, le plus important dans une voix, c'est lorsqu'elle peut donner forme à l'imagination la plus pure. Il y a de grands chanteurs tout à fait ennuyeux, c'est pareil avec les musiciens, très peu ont cette touche "Le Baiser de Mephisto" qui donne une âme à l'instrument, c'est le seul critère qui m'importe. Je ne suis pas un chanteur de type rock'n roll, je suis plus un acteur qui crée une figure artificielle et qui lui donne une âme. Je peux être un crooner, un idiot, un chef de tribu, un détective privé, un jeune fou, un amoureux transi, mais le plus important c'est de donner du coeur et de l'âme à cette figure artificielle.

Cette démarche n'est-elle pas très proche de celle du cinéma ?
D. M. : Absolument. Le cinéma, c'est un peu comme un univers de poche, "A Pocket Universe". Dans un bon film, vous pouvez voir apparaître la perle de la vie enfermée dans une huître et transformée ? Un film, c'est comme un verre grossissant qui vous permet de vous immerger dans le drame fantastique de la vie. Lorsque je quitte la salle, j'ai appris quelque chose à propos de moi. C'est là l'ambition de toute oeuvre artistique, ouvrir le coeur des gens pour qu'ils puissent trouver en eux-mêmes ce qu'il ne connaissaient pas auparavant, même si ce n'est que très peu de choses. C'est là toute l'ambition politique de l'art, dont le but n'est en aucun cas de transmettre une quelconque parole politique mais d'amener les gens vers eux-mêmes. C'est lorsque l'art perd cela de vue, qu'il n'est plus simple transmetteur d'un discours, qu'il devient kitsch.

Propos recueillis parJean-Yves Leloup.
Photo : D.R