Interview : SQUAREPUSHER

MARS 97
Les clés de l'un des mélanges jazz-funk-electro-jungle les plus hallucinants et réussis du moment

Coup sur coup sortent en février et mars 97 deux albums d'un même étrange artiste : Squarepusher, alias Tom Jenkinson, à la fois bassiste jazz funk et bidouilleur techno. Son premier opus, "Feed Me Weird Things", sur le label d'Aphex Twin, Rephlex, est un résumé bizarre et fascinant de quelques années d'expérimentation du bonhomme entre jazz à la Weather Report, drum & bass et divers trifatouillages électroniques. Le second, "Hard Normal Daddy", paraît sur le plus réputé des labels d'"intelligent techno" : Warp. Le Résultat ? Un collage fou, un télescopage ahurissant de basses et de percussions, une réinterprétation inouïe mais maîtrisée de l'héritage free et expérimental du jazz sur un mode à mi-chemin de la techno et de la drum & bass là encore. Squarepusher, c'est l'exemple même de l'artiste créatif et hyper talentueux de la nouvelle génération techno. Une vraie découverte.


Sur "Feed Me Weird Things", tu es défini ainsi : "Quelqu'un qui se demande ce que les trous d'une flûte peuvent produire sans la flûte". D'où viens-tu, plutôt de la génération acid-house ou de l'expérimentation jazz ?
SQUAREPUSHER / TOM JENKINSON: Moi-même je ne sais pas très bien, mais j'ai passé beaucoup de temps, au début des années 90, à suivre toute la scène techno et hardcore-breakbeat. C'est la base de mon intérêt pour la musique électronique. Auparavant, j'ai joué de la basse dans pas mal de formations jazz-funk, et je continue aujourd'hui à en jouer. Ce que vous pouvez écouter sur l'album, c'est la fusion naturelle de ces influences.

On a l'impression que tu es arrivé là au hasard d'une rencontre avec Richard D. James (Aphex Twin) alors que tu improvisais de la basse sur de la jungle ?
Oui, c'est marrant. Je jouais live dans ce pub pourri du nord de Londres, franchement tout le monde se demandait ce qu'on foutait là, et je me demande toujours ce que Richard foutait là aussi. Un des DJs de Rephlex jouait là. Lorsque j'ai commencé à jouer j'ai repéré et reconnu Aphex Twin, car je l'avais vu dans les magazines, et je me demandais ce qu'il penserait de ma prestation. Par bonheur, il est venu me voir à la fin du set et on a bavardé de la possibilité de sortir un disque. Je lui ai filé une centaine de morceaux sur K7 et il en a fait un album. "Feed Me Weird Things" est une sorte de compile de morceaux plus ou moins récents, de 1993 à 95, mais je disposais de très peu d'équipement et d'instruments à l'époque.

Tu es un enfant du numérique, tu plonges dans le chaos, dans les tripes de la machine ?
C'est difficile de répondre à cette question, car des morceaux comme "Chin happy" sont réalisés très simplement, sans gamberge. Je ne m'asseoit pas face à mes machines en me disant : "tiens je vais faire le morceau le plus barré possible". Si je n'ai aucune idée précise du morceaux, je me laisse guider par la machine et l'inspiration. Tout vient naturellement. L'idée du chaos a sans doute quelque chose à voir avec la musique de ces dernières années. J'ai écouté beaucoup de choses, mais tout à fini par m'ennuyer, surtout dans l'électronique où les choses finissent parfois par ne plus évoluer et rester dans une sorte d'état statique. Je me sens très frustré quand je sens cet état statique. Ca me pousse donc à l'autre extrême, vers la folie pure, j'essaye de réinjecter une bonne dose de chaos à l'intérieur, un bouillonnement salvateur. C'est une réaction contre l'immobilisme.

As-tu l'impression de faire partie d'un mouvement de fusion entre jazz et électronique ?
Oui, mais faire partie d'une scène voudrait dire que je connais plus de trois ou quatre personnes, ce qui n'est pas le cas. Je suis sûr qu'il existe beaucoup d'autres musiciens mais je passe peu de temps à écouter la musique actuelle. Je me consacre plus à l'écoute de ce qui s'est déjà passé, il y a des années. J'essaye de m'éduquer sur l'histoire de la musique. Il se passe quelque chose avec le jazz ? Vous êtes sûr ? Vous pouvez me donner des noms ?!

Kirk Degiorgio, Russ Gabriel, Ian O'Brien, Jimi Tenor ou encore des tas d'artistes issus de la jungle...
Vous avez peut-etre raison, mais j'ai toujours l'impression d'être un peu seul. J'apprécie tout de même des gens comme Luke Vibert, un pur génie, qui pratique cette fusion. Je ne le connais pas vraiment, mais c'est un type super cool.

Tu n'as pas de réticences avec l'électronique malgré ta formation classique ?
La façon dont je joue de la basse est très particulière. J'ai toujours cherché à repousser les limites de l'instrument, je ne me contentais pas de jouer une simple bass-line, j'essayais aussi d'en tirer des bruits, des percussions, des bruits harmoniques ou des lignes mélodiques. Cette attitude s'inspire de celle de musiciens pionniers comme Horicone Jackos Poris, qui avait adopté la même démarche. C'était finalement très facile de transférer cette technique à l'électronique. Une basse, c'est un instrument fondamental qui permet à un groupe de conserver une ligne rythmique, un clavier est plutôt destiné à jouer des accords mélodiques. Ce n'est pas difficile de faire jouer des rôles différents à ces deux instruments. Mon premier clavier, un SH 101, je m'en suis rapidement servi pour faire des lignes rythmiques, c'est très naturel pour moi de détourner les instruments. Mon principal sequencer, par exemple, est en fait une boîte à rythmes !

Propos recueillis parJean-Yves Leloup & Sylvain Legrand.
Photo : D.R