DANCE AVEC LES LOOPS
Ultimes apôtres d'une fusion électronique haute en couleur et en références
binaires, les "Rinôçérôse", projet montpelliérain et marginal
emmené par Jean-Philippe et Patou, sont partis pour dynamiter nombre de clivages. Mue par
un amour indestructible du groove et un sens inné du contre-pied, leur "Installation sonore"
déménage déjà sévère...
On imagine mal le Rinôçérôse perché au 6e étage d'un HLM
décati, coincé aux portes de Montpellier entre l'avenue de Palavas et le faubourg de
Près d'Arènes. Il faudra pourtant bien s'y résoudre : Rinô vit là,
retranchée dans une citadelle à crédit, entre ciel et terre, ancien et moderne,
bourgeois et populaire. Au loin, la Méditerranée reflète les constructions
pyramidales de l'architecte Balladur. Au pied, passe une rocade. Entre les deux, la savane urbaine
déploie ses tentacules. Une fois passée la porte, on se dit qu'on ne s'est pas
trompé. L'antre des Rinôçérôse est en tout point fidèle
à leur image : un gigantesque capharnaüm visuel et sonore, où se mêlent
peaux de bêtes et hi-tech, piranhas aveugles et poissons d'avril, meubles dépareillés
et reliques d'un âge rock. Un peu comme dans ces tableaux baroques où la blancheur des
nus contraste avec l'épaisseur des tentures et la morbidité des trophées de chasse.
Surplombant le salon, le coin discothèque subit les mêmes outrages : l'intégrale
de Dinosaur Jr côtoie le meilleur de F-Com, Ummagumma des Floyd voisine avec Underground
Resistance et Dag. Pas que le meilleur, mais pas non plus le pire pour ce qu'il serait convenu
d'appeler l'honnête collection d'un ménage trentenaire détaché de la
course aux white labels. Jean-Phi et Patou n'ont que faire des trainspotters et des paillettes.
A l'image de leur musique, l'ordonnance de leur nid douillet n'obéit à aucune mode,
à aucun calcul échafaudé à partir de repérages habiles effectués
dans les magazines de déco. Non ici, tout semble à sa place, sincère, juste
et simple. Jean-Phi, ressers-moi donc un peu de cet excellent Costières.
"Je m'en fous qu'on ait l'air d'un jeune groupe, mais il ne faut pas que les gens pensent qu'il y
a un opportunisme lié à une scène française qui s'exporte ! Nous n'avons
rien à voir avec cette scène comme nous ne voulons pas être confondus avec tous
ces groupes de fusion techno-rock au discours volontiers militant. Nous continuons de pratiquer la
musique comme avant toute cette hype, comme un loisir. D'ailleurs nous avons tous quasiment gardé
un métier à côté. Pour ma part, je donne des cours de communication à
l'école de journalisme de Marseille ou dans des écoles d'ingénieur : c'est un métier
que j'essaye de pratiquer à mi-temps pour garder du temps pour la musique.
Au train où vont les choses, ne risques-tu pas d'être obligé de choisir entre ton
boulot de formateur et la musique de Rinôçérôse ?
C'est tout à fait impossible de prévoir ce qui pourrait se passer. C'est là
l'intérêt de ce milieu, le fait de ne pas pouvoir planifier. Cela dit, il ne faut
jamais mettre la charrue avant les boeufs, et commettre l'erreur de plein de jeunes groupes :
dès qu'ils ont signé, ils arrêtent tout le reste, en mêlant le besoin de
s'insérer socialement à une espèce de plan de carrière. A la limite,
pour nous, faire de la musique, c'est plus un naufrage social qu'autre chose. Si j'utilisais mes
diplômes à bon escient, je gagnerais entre 16 et 20 000 balles par mois, avec des
perspectives d'évolution de carrière vraiment intéressantes. En me consacrant davantage
à la musique, je sais que je me bouche ce genre d'évolution. Mais la musique, pour moi,
c'est pas une carrière comme une autre. C'est avant tout une passion, et dans le groupe, on
est plusieurs à ressentir les choses comme ça. Patou a un peu le même profil
que moi. Nous avons fait le deuil de notre carrière pour continuer à faire de la
musique. S'il faut choisir entre les deux, je choisirais sans nul doute la musique. D'autant que
j'ai toujours considéré mon boulot de formateur comme un job : à mon âge,
les mecs qui ont les mêmes diplômes que moi sont tous directeurs d'une unité de
recherche, avec des responsabilités en rapport.
Diriez-vous que votre carrière, votre parcours de musiciens relèvent d'un timing
raisonné et raisonnable ?
Pas du tout. Ce n'est que le fruit du hasard et des circonstances. D'abord, je gommerai définitivement
ce mot de "carrière" par rapport à notre activité de musiciens. On a pas une
carrière de musiciens : on a des activités passionnantes de musicien. Le mot carrière,
on l'enlève, sinon tu deviens intermittent du spectacle ou Jean-Jacques Goldman. Bien que
Goldman soit sûrement intermittent du spectacle aussi. Mais bon, c'est un autre débat.
Nous, on fait de la musique à l'intérieur d'une vie multiple où tu as un gamin,
un métier parce que tu es obligé de croûter et que tu as choisi de ne pas être
dépendant des circonstances : tu veux du fric, tu bosses ; tu veux faire de la musique, tu
fais de la musique.
Pensez-vous faire peur aux autres formation électroniques françaises ?
En terme de concurrence, tu veux dire. C'est intéressant : j'ai remarqué justement
que, suivant la manière dont on prenait les choses, insidieusement, il pouvait se développer
un climat concurrentiel à l'intérieur de la nouvelle vague française, Kojak,
Supermalprodelica. Je ne sais pas comment nous voient ces gens, mais ce qui est sûr, c'est
que la scène électronique hexagonale se tourne en ce moment vers la musique organique,
vers la musique jouée. Jusqu'à Morand du label F. Com qui ne jure plus que par les fusions
instrumentales. Nous, on fait ça depuis le début : en pleine époque techno
intégriste, on a toujours pratiqué cette fusion au risque d'être complètement
à côté de la plaque. Je n'ai d'ailleurs jamais pensé qu'on en arriverait
là où on en est maintenant, mais le truc est en train de rattraper ce qu'on fait depuis
longtemps. Or, de ce côté-là on maîtrise bien : vouloir mélanger
machines et instruments demande de parfaitement contrôler la prise de son, savoir diriger une
séance d'enregistrement avec plusieurs instrumentistes. On sait le faire, en particulier
Palumbo notre ingé son/producteur, et si les mecs veulent s'embarquer dans les fusions, il
faut savoir que c'est pas évident, évident. D'un autre côté, je me suis
jamais senti compétitif avec des groupes dont le dance-floor est le premier métier.
Moi, quand je fais Dj d'apéro, je passe pas forcément Rinôçérôse,
plutôt Gopher ou d'autres. On fait de la musique destinée à être écoutée,
et sur ce terrain on peut certainement leur donner du fil à retordre. Sur le dance-floor, ils
ont des chances d'être les meilleurs.
Croyez-vous pouvoir garder la fraîcheur qui vous caractérise en signant sur une major ?
Ça aussi, ça fait partie des inconnues, mais je crois que je m'en rendrai vite compte.
Certes, on est aujourd'hui dans une position un peu paradoxale, car en signant sur une major, on peut
penser qu'on va se professionnaliser et y perdre de notre fraîcheur. D'un autre côté,
si nous ne franchissons pas cette étape et qu'on reste indépendant trop longtemps, on
a autant de risques de perdre cette fraîcheur à terme, en multipliant les aigreurs.
On a toujours fonctionné sur ce principe de plaisir et d'éclate, mais à un moment donné,
les musiciens se lassent de galérer dans les mêmes petits camions, avec toujours aussi
peu de moyens. Il faut savoir sauter le pas pour continuer à prendre du plaisir avec la musique,
donc essayer d'aller constamment de l'avant, ne pas stagner. Je suis trop content de la dynamique
qu'il y a aujourd'hui dans le groupe. Le jour où on aura perdu la fraîcheur, on
arrêtera l'aventure ! A part si on gagne des fortunes et qu'on le fait pour le fric. Mais j'ai
jamais cru qu'on pouvait gagner trop de fric dans cette musique. Ce qu'on fait est trop radical
même si ce n'est pas du Plastikman.
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