Interview : Plaid

OCTOBRE 97
Les petits plaisirs électroniques des auteurs de l'album le plus fou et séduisant de fin 97

Ed Hanley et Andy Turner, anciens membres du groupe techno culte Black Dog, reviennent sur le devant de la scène avec un nouvel album, "Not For Threes". Un disque de folie électronique. L'un de nos favoris de l'année. Un disque qui révèle une fois de plus un label formidable, Warp, qui depuis sept ans a fait connaître des artistes aussi essentiels que LFO, Autechre ou Aphex Twin. Pour son album plein de drôlerie et de trouvailles sonores, Plaid a invité Nicolette et Björk. Tout un symbole de l'explosion des frontières musicales, ni jazz ni techno, ni ethno ni electro, mais tout ça à la fois et totalement électronique. On dirait même parfois de la salsa techno ludique ! A l'occasion de la sortie de cet album, trois ans après le split de Black Dog, le plus mystérieux des trios electros, et après un black out total imposé à la presse, les deux musiciens de Plaid s'expliquent enfin sur leur carrière et leurs ambitions.

La première impression à l'écoute de cet album, c'est que vous semblez y avoir pris beaucoup de plaisir. C'est à la fois plus joyeux et versatile...
ANDY : Sans doute notre son est-il plus léger. L'album a été enregistré sur une longue durée, ça n'a pas été un travail intensif comme les albums précédents. Nous n'étions donc pas influencé par l'environnement du studio. La technique et les machines étaient devenues comme transparentes. Ca nous reflète d'une manière plus naturelle, comparé aux productions de Black Dog qui avaient un son très studio, très technologique.

Il y a en effet sur "Not For Threes" pas mal de mélodies simples et directes. On dirait presque...
ANDY : ...des berceuses.

Et quant à des morceaux comme "Myopia", avec ses percussions exotiques surannées...
ANDY : C'est vrai que ce côté joyeux est très peu présent dans la musique occidentale. En Angleterre comme sur le continent, tout le monde considère cela comme quelque chose de très naïf, c'est pourtant un sentiment très sincère.

Est-ce que c'est aussi parce que vous vous sentez plus mature, plus confiant, pour oser ce genre de choses ?
ED : Sans aucun doute. Nous avons connu pas mal de nouvelles expériences depuis trois ans, nous avons beaucoup voyagé. On se sent moins introverti que par le passé et surtout plus libre.

En live, votre son est parfois autrement plus acid et agressif...
ED : Lorsque nous jouons live, il est nécessaire d'ajuster notre son et de s'adapter au dancefloor. Nous prenons beaucoup plus de plaisir si l'on se laisse aller à l'improvisation. Reproduire le son du studio est plutôt ennuyeux, alors, le moyen le plus simple d'improviser c'est d'utiliser du matériel basique, type 808 et 303 ainsi que des synthés analogiques qui sont d'une approche plus libre et ludique.

Vous ne reniez donc pas vos origines dancefloor ?
ANDY : Non, bien sûr. C'est important pour nous d'avoir un lien très direct avec le public. Nous avons récemment fait quelques concerts hors des clubs pour jouer les derniers morceaux de l'album et les gens restaient là, debout, à nous regarder. Ca nous semblait bizarre d'être ainsi le centre de toute l'attention, alors qu'il ne se passait rien entre eux et nous.
ED : Et puis nous nous sentons proche de cette scène parce que nous préférons toujours jouer dans ces lieux. C'est de là que nous venons, ce sont nos racines.

Vous avez travaillé ici avec des chanteuses comme Björk et Nicolette. C'est quelque chose de très nouveau de votre part. Vous le prenez comme un défi ?
ANDY : Oui, c'était un désir très fort. A la fois de travailler avec la voix mais aussi avec les instruments acoustiques. L'intention était d'utiliser la voix comme une texture à part entière, comme un autre instrument, en ne retenant que quelques bribes de phrases. Mais une fois que nous avions enregistré la voix, la guitare ou les violons, nous avons tout rebalancé dans le sampler pour le traiter de façon numérique. C'est finalement la même technique que pour l'usage d'un disque samplé. Il y a juste une interaction plus étroite avec les autres musiciens. C'est aussi plus drôle.

On connaît bien Björk, mais qu'en est-il de Nicolette ?
ED : On a toujours aimé les trucs qu'elle faisait avec Shut Up & Dance. C'était très original et innovateur pour l'époque. Sa voix est unique. Elle est très cool dans le travail mais elle a tout de même des idées très précises, je dirais même un côté très visionnaire. C'a été parfois difficile pour nous de recréer les sons qu'elle voulait obtenir ou qu'elle avait imaginés. Mais quand on a travaillé sur son album, elle savait parfaitement où elle voulait aller, elle avait tout en tête. Nous avons par la suite lié une relation très amicale.

Êtes-vous anxieux de savoir comment le public va accueillir votre nouvel album ?
ANDY : Anxieux, non. Plutôt intrigué de savoir comme les gens vont réagir, s'ils vont penser que nous avons fait des concessions vis-à-vis d'un format plus commercial et accessible. Ce qui n'est d'ailleurs pas le cas. On ne savait pas très bien où l'on allait avec "Not For Threes". Et puis ces chansons n'ont rien de vraiment pop, ça n'a rien à voir avec la trinité classique, vers-couplet et refrains. Mais, à première vue, l'accueil est plutôt bon.

Au temps de Black Dog, vous aviez imposé une sorte de black out total sur la presse. Vous avez changé votre fusil d'épaule ?
(Grognements et rires étranges. Visiblement, la question a été posée mille fois).
ANDY : Disons que nous avons changé d'attitude. Nous avons rejeté tout le mystère que nous avions créé avec Black Dog. En fait nous refusions moins les interviews que les séances photo (d'où notre photo...). Et puis nous voulions que les gens écoutent simplement la musique sans se référer à notre look ou à notre attitude. Nous avons essayé d'éviter la hype, mais à l'arrivée, nous avons obtenu le résultat inverse. On ne peut pas gagner à ce petit jeu là. Nous préférons aujourd'hui être plus modestes et honnêtes. Nous faisons un petit peu de promo, tout ça est publié quelques mois plus tard dans la presse et puis c'est oublié. C'est sans doute là une décision plus sage.
ED : Nous avons toujours préféré nous concentrer sur le design et le graphisme des pochettes plutôt que de voir publiées des photos de nos tronches. Je trouve ça plutôt ennuyeux mais, visiblement, pas mal de gens ont besoin de voir les visages des artistes. Dans notre cas, ça n'a pourtant aucune pertinence.

A un certain point, vous avez fini par souffrir de cette image de musiciens solitaires et mystérieux cloîtrés dans leur studio...
ANDY : C'est devenu un peu difficile de justifier cette situation. Les gens nous prenaient finalement pour des artistes qui avaient une très haute opinion d'eux mêmes alors que ce n'était pas du tout le cas.
ED : En fait, aujourd'hui, on s'en fout un peu. On donne des interviews, on accepte les photos, le public voit bien que nous n'avons rien de spécial et tout devient finalement plus simple et transparent. Il était inutile de continuer dans ce style... je dirais technologique et glamour.

Est-ce qu'à l'image d'Aphex Twin et d'Autechre, vous utilisez la technique du contrepoint ? Cette sorte de zone d'ombre et d'opposition entre rythmes et mélodies...
ANDY : Oui, mais ce n'est pas quelque chose de très conscient. C'est comme tu le dis, une sorte de zone d'ombre. Je ne suis pas très sûr de la définition exacte du contrepoint. Mais si l'on parle de mélodies syncopées et entrelacées, je suis plutôt d'accord.

Vous n'intellectualisez donc pas votre musique...
ANDY : Non, ça serait une très mauvaise approche. Pour que les idées viennent clairement et simplement, il faut laisser l'intellect de côté.

Que pensez-vous du cross-over actuel entre pop et électronique. Que cela soit chez Radiohead et leur album "OK Computer", ou chez Björk qui a complètement abandonné la formule pop ?
ANDY : C'était inévitable et c'est plutôt réjouissant. Il y a cinq ans, il y avait ces musiciens classiques qui dénigraient l'électronique et son côté prétendument automatisé. C'est bien qu'ils réalisent que ce n'est pas seulement un nouvel instrument, mais surtout une nouvelle forme musicale. Pour nous et quelques autres, le fait d'intégrer des violons ou des guitares est une manière de rester ouvert et curieux, ca reste une découverte permanente. Nous ne sommes pas des puristes électroniques. Enfin, on l'espère. Nous sommes plus intéressés par les limites mêmes de la musique que par les simples frontières entre l'électronique et l'acoustique.

Et ca vous ferait quoi de connaître un vrai succès populaire, si tenté que l'on puisse l'imaginer...
ANDY : Ca ne nous conviendrait pas très bien, car je ne crois pas que nous avons la personnalité nécessaire pour être des pop stars. Il faut savoir être extraverti. Mais si l'un de morceau devient populaire, ça ne nous posera aucun problème. Si le public l'aime, il n'y a pas à s'en plaindre. Mais nous sommes avant tout égoïstes, nous écrivons la musique pour nous-mêmes et n'avons jamais composé en pensant être populaires. C'est déjà assez difficile d'être content de soi et d'être satisfait de son art.
ED : Certes nous voulons vivre de notre art, et même bien en vivre. Mais de là à supporter les conséquences du succès...

Propos recueillis pas Jean-Yves Leloup & Sylvain Legrand
Photo : D.R