Interviews : Photek

OCTOBRE 97
La musique et la philosophie zen d'un jeune génie de la drum & bass

Petit prodige de la jungle, Rupert Parkes, alias Photek, fait partie de ces authentiques musiciens visionnaires de cette fin de siècle. Apprécié autant par les esthètes techno que par les adeptes du jazz d'avant-garde, ce jeune anglais a signé avec son premier album, "Modus Operandi", une oeuvre unique, joyau drum & bass, à la fois abstrait et terriblement énergique, véritable plongée vertigineuse au coeur du groove numérique. Entretien avec Jean-Yves Leloup.


Je suppose que cet album a été un travail d'un minutie et d'une patience considérable...
Oui, mais surtout de la part de la maison de disques. Ca m'a pris environ un an et demi pour terminer "Modus Operandi". Mais je suis plutôt patient, sans même que cela me préoccupe, car je prends toujours beaucoup de plaisir à composer. Ca peut prendre des jours, des semaines ou des mois pour produire un seul morceau, ça m'est égal.

Cette patience, elle se lit entre les lignes de ta musique. Tu laisses beaucoup d'espaces entre les sons, afin qu'ils puissent à la fois vivre et respirer...
Oui, il est inutile d'être pressé et de vouloir remplir tous les espaces vides. Il n'est pas nécessaire non plus de saturer les séquences musicales, c'est ce qui fait d'ailleurs mon identité par rapport aux autres musiciens de ma génération. Le sens de l'espace et de la temporalité est ici primordial.

Ta musique est un rien plus complexe que les productions dance ou jungle classiques. Tu ne regrettes pas d'être aussi peu joué par les DJs dans les clubs ?
Non, pas du tout. Mais il y a toujours tout de même certains de mes morceaux qui sont joués par les DJs les plus aventureux. Mais c'est évident que je m'éloigne de plus en plus du dancefloor. Lorsque je compose, je ne pense pas en termes spécifiques, au sens où un morceau serait plutôt destiné au dancefloor qu'à l'écoute domestique. La club music me semble aujourd'hui trop étroite et justement trop spécifique. Chaque année, tu as un nouveau style musical éphémère, un nouveau club qui lui est destiné et une foule de DJs qui suivent ses préceptes. Ca ne m'intéresses pas le moins du monde.

Tu n'es donc plus inspiré par la dance music ?
Si, bien sûr, et par tous les styles de dance. Mais en aucun cas par la culture club qui est quelque chose de complètement étranger à ma musique.

Mais pourquoi ne quitterais-tu pas ce style de programmation drum & bass ? Tu pourrais t'affranchir de ce style qui est aussi très spécifique et formaté ?
C'est toujours une question de personnalité. Dans chaque style, à chacun de donner une humanité particulière à sa musique. La scène drum & bass est toujours intéressante et ne cesse d'évoluer. C'est mon histoire et je ne peux pas la renier. Mais c'est vrai que dans le futur j'aimerais m'évader de ce standard, composer du garage, de la house, des choses plus jazz funk. Quiconque aime ma musique devrait de toute manière s'attendre à ce genre de choses. C'est facile à faire. Tant qu'un artiste n'est pas lié à une scène ou à un public bien précis, il peut tout se permettre.

Justement, est-ce que ça t'intéresse de savoir comment le public étranger au drum & bass réagit à ta musique ?
Oui, mais ce n'est pas si important, et ça n'affecte pas du tout mon activité. Je suis mon instinct, un point c'est tout. Etre fidèle à moi-même, c'est l'assurance qu'il y aura toujours un public, même réduit, qui suivra ma carrière.

Les gens du jazz réagissent pourtant très favorablement à ta musique ?
Absolument, il y a pas mal de gens qui viennent me voir et disent que même s'ils n'apprécient pas la jungle, ils y retrouvent leur racines jazz. C'est évident, le jazz est l'une des fondations même de ma musique.

Et que penses-tu de l'opposition actuelle entre le hip hop et la culture électronique ?
Je vois bien pourquoi ces deux mouvements s'affrontent. Le hip hop est sans doute d'ascendance plus américaine et la techno plus européenne. Mais moi je vis en Angleterre où toutes ces musiques convergent. Je n'ai pas ce problème de choix, je comprends parfaitement tous ces différents genres. Personnellement, cette opposition ne me semble pas naturelle.

Tu as signé un fameux single nommé «Hidden Camera» qui semble faire référence à la vidéo-surveillance, c'est un propos paranoïaque ou plus purement politique ?
Non, il n'y a ici aucun message politique. Plutôt une sorte de gag ou de private joke. Au sens où si tu regardes quoi que ce soit à travers l'oeil d'une caméra de surveillance, cela te paraîtra automatiquement suspect voire criminel. Mais c'est aussi un clin d'oeil à propos de la police et des autorités, de la façon dont ils nous voient, moi et les autres artistes jungle, tous très jeunes, qui gagnons pas mal d'argent, qui dormons le jour et sortons la nuit. C'est plus une blague qu'autre chose (rires). Mais je choisis souvent mes titres en fonction de leur consonance, comme Photek par exemple, cela renforce certains aspects de la musique et cela lui donne une nouvelle dimension, tout comme le design de la pochette d'ailleurs.

En gros, avec la surveillance, le médium c'est le message, dirais-je en reprenant la phrase de Mac Luhan. Mais n'est-ce pas identique avec ta musique ? N'y a-t-il aucun message ?
Ce n'est rien d'autre qu'une expérimentation sonore, le fait de prendre des éléments qui peuvent paraître ennuyeux dans d'autres musiques et les assembler à nouveau, utiliser tout ce que la technologie peut nous offrir et nous en emparer. La scène jungle a splitté en plein de mouvances différentes, mais il y a toujours un petit groupe d'artistes qui entretiennent une forme de compétition en matière technologique. Comment découper et décupler un rythme jusqu'à l'extrême par exemple. Finalement, tout ceci n'est rien d'autre qu'une référence au médium.

Tu as signé un contrat en or avec Virgin, mais tu as gardé le droit de faire des maxis sur ton propre label. Est-ce que tu as l'impression de faire partie de cette nouvelle génération d'artistes, qu'ils soient techno ou jungle, qui ont parfaitement intégré toutes les lois du capitalisme et sont capables de discuter très ferme et même de l'emporter face aux majors ?
Le vieux cliché concernant les groupes de rock est un peu dépassé. C'est-à-dire rechercher un label qui puisse financer l'enregistrement d'un disque, subir les pressions de la major, se soumettre à toutes ses conditions, connaître le succès puis la déchéance... Tu sais, les types de la jungle ont un passé plutôt "street" et affichent un bon sens certain. Ils savent ce qu'ils veulent et sont capables de s'imposer. Cela affecte nécessairement la façon dont ils signent avec les grosses compagnies. Bon, bien sûr aussi que j'ai envie de mener une vie aussi confortable que possible mais je ne veux pas non plus renier mon indépendance artistique.

Comment considères-tu la technologie, comme un simple outil, ou comme une véritable extension de ton corps et de ton esprit ?
Un outil, tout simplement. Même si je ne pourrais pas faire cette musique particulière sans cet équipement. J'en suis entièrement dépendant.

Pourtant un instrument classique, comme le violon par exemple, peut être vu comme une extension du corps du musicien...
Alors voyons plutôt les machines comme une sorte d'unité de translation qui permet de traduire ses idées et ses images mentales. C'est même plus un outil de traduction qu'un simple instrument. Car, à l'évidence, je ne JOUE PAS d'un instrument. C'est plus une question de montage sonore que de composition. Mais la seule vraie division qui peut exister entre différents styles de musiques se fait entre les musiciens classiques, qui ont appris le solfège et à jouer d'un instrument, et les autres, c'est-à-dire moi et la nouvelle génération électronique. Il y a des gens qui peuvent se révéler d'incroyables instrumentistes, pianistes ou violonistes, mais qui ne pourront jamais écrire un morceau de dance music. C'est pareil dans le sens inverse, je ne peux pas jouer d'un clavier. Certes, ça serait intéressant pour moi d'apprendre à jouer de tous les instruments et me passer du sampling. J'ai par exemple joué de la guitare sur mon dernier album. J'ai jammé tout seul pendant une heure pour effectuer par la suite toute une série de samples d'une demi seconde assemblés sous forme de séquences. C'est une première tentative pour apprivoiser l'instrument.

Tu recherches donc une certaine transparence de la technologie.
Oui, mais c'est n'est pas un objectif. La question, c'est juste d'obtenir la bonne connexion entre son esprit et la machine.

Comment débutes-tu un morceau, y a-t-il un plan précis ?
Depuis "UFO" ou "Hidden Camera", je débute par une section rythmique jusqu'à ce que je soit satisfait du breakbeat. La suite ce n'est que du pur instinct, on essaye un son par rapport à un autre, on voit si ça colle. Je n'ai jamais de concept ou d'idées précises si ce n'est sur "Ni Ten Ichi Ryu" (The Two Swords Technique). Quelqu'un au Japon m'avait parlé de cette technique de combat de sabres. De retour en Angleterre, j'ai travaillé sur un morceau à partir de trois lignes rythmiques qui se chevauchaient et s'entrecroisaient. Ca m'a juste fait penser à un combat entre un guerrier armé d'un seul sabre et un autre équipé de deux. Et j'ai construit le morceau entièrement sur cette idée.

Tu t'intéresses donc vraiment à la culture nippone ?
Ce n'est pas si sérieux. C'est comme pour ce morceau "Hidden Camera", tu peux y rajouter un concept, un titre étrange ainsi que plein d'indices pour rendre le morceau captivant. Mais bon, ce n'est rien de plus. Ceci dit, j'apprécie la notion de patience zen, je l'avoue.

En fait, tu as une image d'intello dont tu n'arrives pas à te débarrasser ?
Oui, j'ai lu des choses assez bizarres sur moi. Si tu ne me connaissais que par le biais de la presse, tu serais complètement à côté de la plaque (rires). Tu peux toujours analyser, théoriser à l'extrême sur la musique, mais moi je ne fais que ce qui me semble bon, ce qui sonne à mes oreilles, c'est aussi simple que ça. Après, si je suis sommé de m'expliquer, je peux toujours me forcer à inventer des trucs. Mais mon ambition est simple, si ça sonne bien, j'enregistre.

Propos recueillis par Jean-Yves Leloup
Photo : PAV