Interview : Mr Oizo

L'ECHAPPEE BELLE




Depuis ses premiers clips réalisés pour son voisin Laurent Garnier, Quentin Dupieux a pris son envol sous pseudo Mr Oizo, signant la réalisation et la musique des derniers spots Levi's. Grâce à Flat Eric, la bestiole jaune imaginée par ce fondu de Massacre à la tronçonneuse, plus de 3 millions du corrosif "Flat Beat" se sont écoulés à travers l'Europe, lui permettant d'aborder son premier album sous les meilleurs cieux. Entretien débridé entre deux sessions studio d'un album sans concessions, qui risque d'en surprendre plus d'un..

Où en sont tes relations affectives avec Flat Eric ?

J'en suis super fier, comme un père peut être fier d'un gamin, mais je ne dors plus avec lui. Je le considère comme un personnage qui existe, que j'ai un peu le loisir d'utiliser à ma guise. Je suis forcément sensible aux critiques que l'on a pu m'adresser, notamment les comparaisons avec Tatayet et sa marionnette, mais il m'a également permis de rester dans son ombre à un moment où je n'avais pas envie de montrer ma gueule dans un clip ou sur la pochette d'un disque. Mais si je ne veux plus utiliser Flat Eric, c'est surtout parce que j'ai besoin d'idées neuves. Déjà sur le clip de "Flat Beat", je me rendais compte que je faisais du réchauffé et ça n'a fait que renforcer mon envie de passer à autre chose.

Tu sais si Levi's a été satisfait des retombées de la première campagne, notamment en termes de vente ?

Je ne suis pas du tout au courant. A priori, s'ils ont décidé de faire la deuxième, c'est qu'ils se sont rendu compte qu'il se passait quelque chose. Mais bon, il n'est pas dit que la première leur ait fait vendre du jean's.

Pourquoi ne souhaitais-tu pas réaliser la deuxième campagne, qui doit démarrer en septembre ?

On avait un gros problème de scripts sur lesquels on n'était pas du tout d'accord : suite à la première campagne, Levi's avait des exigences sur la visibilité de leurs produits un peu envahissantes par rapport à mes idées personnelles. On a beaucoup réfléchi avec les types de l'agence pour intégrer cette donnée aux films de façon pertinente et au final, je n'ai pas de regret : tourner à nouveau avec la même équipe s'est révélé ma meilleure expérience cinématographique.

Comment se fait-il qu'il n'y ait aucun produit déclinant Flat Eric, que ce soient des T-Shirts, des marionnettes.

C'est en route. J'étais plutôt contre, mais on a trouvé tellement de faux via Internet que l'on est obligé de s'aligner : on a même trouvé une marionnette à l'échelle qui visiblement se vend plutôt bien.

On risque donc d'assister à une véritable Flat Eric-mania ?

Certainement plus en Angleterre qu'en France, ils sont beaucoup plus réceptifs que nous à cette forme de culture très simple et percutante, que ce soit dans l'art ou dans l'image. Ici, on a toujours une approche un peu plus sophistiquée.

Ce succès fulgurant ne risque-t-il pas d'être à double tranchant ?

C'est vrai que quand ça t'arrive une fois, tu prends de mauvaises habitudes. Si demain je vends 300 albums, je risque d'en souffrir. Le danger c'est de se voiler la face, mais j'essaye de garder la tête sur les épaules puisque je sais que "Flat Beat" est un accident. C'est pour ça que c'est génial et que c'est drôle.

Vendre 3 millions et demi de singles n'a donc pas changé ta vie ?

Ça a changé ma vie matérielle, ça m'a permis entre autre de m'acheter une belle voiture [rires]. Mais ça n'a en aucun cas changé ma vie intérieure.

Malgré l'attente que l'on imagine autour de l'album, sa conception n'a pas l'air de te stresser particulièrement.

Évidemment, on m'attend au tournant. Mais je suis trop immergé dans le processus créatif pour avoir le temps de m'en soucier, et j'en prends plutôt le contre-pied. C'est surtout une formidable opportunité pour faire écouter aux gens ce que j'ai envie de leur faire écouter, par rapport à ma sensibilité propre, sans me soucier de savoir si ça va fonctionner sur le dance-floor. Ça me permet également de mettre à l'épreuve ce que j'ai fait jusqu'à présent : "Kirk", "M-Seq" et "Flat Beat" ne seront pas sur Analog Worms Attack, car j'aurai l'impression de ne pas évoluer et ces morceaux ne collent pas avec la couleur que je veux donner à l'ensemble.

"Flat Beat" ne sera pas sur l'album ?!?

Pas dans sa version originale, en tout cas. J'ai l'impression qu'il ne s'inscrit pas dans l'univers sonore auquel j'essaye de donner une cohérence. J'en ai commencé une nouvelle version, encore au stade d'ébauche même si je la trouve très bien, mais je ne trouve toujours pas le moment idéal pour l'intégrer dans l'album. Il va falloir que je l'adapte, que je fasse un remix de son propre remix. Au point où j'en suis, et même si j'en ai fait et que je continue d'apprécier, un morceau qui tabasse avec un kick n'a pas sa place. En fait, j'ai essayé de travailler sur chaque morceau indépendamment, en tentant de finaliser un titre avant d'attaquer le suivant, mais j'en suis incapable. Je n'arrive pas à me faire à l'idée de finir chaque morceau pour finalement les emboîter ensemble comme au Tetris. Je bosse donc sur tous les titres en parallèle, petit bout par petit bout, et je mettrai la touche finale aux morceaux également en fonction de leur ordre d'apparition sur l'album.

Ce travail ne risque pas d'émousser la spontanéité qui fait l'essence de ta musique ?

Je recherche plus qu'auparavant à provoquer cette spontanéité en me fixant certaines règles, car j'envisage cet album comme une aventure, un long-métrage que je veux mener de bout en bout. De la même manière que je peux tourner un court-métrage demain, le maxi autorise une certaine approximation dans la cohérence des idées que tu fais cohabiter. Par contre, si je devais tourner un long-métrage, ce serait plus réfléchi, sans que ce soit forcément au détriment de la spontanéité de chacun des éléments qui le composent. Cette démarche reflète avant tout la prise de conscience de ce que représente, pour moi, un album que tu peux écouter de A à Z sans zapper.

Quels sont tes modèles par rapport à cet univers propre à l'album ?

Le premier album de Portishead, Dummy, en est sans doute l'exemple le plus probant : les morceaux se suivent mais ne se ressemblent pas et pourtant il y a une couleur générale. Le contre-exemple, ce sont les albums de singles : j'adore ce que font les Daft, mais je trouve que ça ne fonctionne pas sur la longueur de l'album qui s'apparente pour moi à une collection de tubes avec quelques blagues en guise d'interludes.

L'album devait initialement sortir avant l'été, mais a été repoussé à septembre. Ton récent succès t'aurait-il donné d'autres ambitions musicales ?

Non, c'est le succès de ce que je fais en général. J'aurais pu me contenter de faire un album exactement dans la même lignée, mais je préfère utiliser ce tremplin pour rebondir plutôt que de m'endormir sur ce que je sais faire. Sans forcément remettre en cause mon travail, c'est l'occasion de le perfectionner.

Dans tes albums de référence, tu cites aussi bien Sextant de Herbie Hancock que Big Fun de Miles Davis. Ne ressens-tu pas certaines limites à ne pas être musicien ?

En n'étant pas musicien je m'autorise certaines choses que ne ferait pas un musicien et je préfère me contenter de ce que je sais faire, sans viser trop haut. De la même manière, je n'ai aucune culture cinématographique mais ça ne m'empêche pas d'être réalisateur par défaut et de pouvoir conceptualiser mon propre univers. L'extrême richesse de Miles Davis m'a permis de découvrir une autre facette de la musique, même si elle n'apparaît pas de façon évidente dans la mienne.

Tu n'as pas peur que sans le soutien de l'image, ton son brutal et sec soit plus difficile à faire passer ?

Je ne me pose pas vraiment la question, même si j'écoute également mes morceaux sur du matériel cheap pour voir si ça sonne. Par contre, je m'interroge sur l'aspect purement instrumental de ma musique, les rares vocaux que j'utilise n'étant pas traitées comme des matières humaines...

S'il en était besoin, voici la preuve qu'il ne faut pas nécessairement beaucoup de matériel pour faire du son, et pas forcément les derniers modèles numérique. Comme l'annonce son titre, l'album de Mr Oizo a été principalement réalisé sur du matériel analogique, dont la plupart des éléments feraient pâlir un spécialiste en antiquités.

Sampler Akaï S1000
Roland Space Echo RE-201 (réverbération à bande)
Korg MS20 (synthé)
Roland SH09 (synthé + filtres)
Boîte à rythmes Korg Rhythm 55
Boîte à rythmes TR606 Drumatix
Roland TR707
Roland TR808
Clavier Moog The Rogue
Mini-Korg 700S
Sequenceur Cakewalk