Interview : Jeff Mills

S'il en fallait une démonstration supplémentaire, Jeff Mills est la preuve vivante que l'équation Techno = technique est une vaste blague. À la base de tout bon morceau, il y a d'abord une idée, et si possible, plusieurs. On aura beau s'équiper des meilleures machines et bidouiller pendant des mois, pour approcher le groove, il n'y a pas de mode d'emploi. Son exceptionnelle réputation de DJ ne doit pas faire oublier que Jeff Mills est un musicien accompli, une tête chercheuse à la conquête du Son (avec un grand S) que ne dément pas son dernier CD mix live. L'entretien qu'il nous accorde confirme que sa musique est basée sur une solide réflexion qui ne doit rien au hasard.

Big Jeff

Je ne prends pas les disques trop au sérieux.

Es-tu conscient de ton énorme influence sur de nombreux DJs en Europe ?
Mon influence ?

En tant que figure emblématique de ce qu'on appelle ici l'underground.
Le mot underground a beaucoup de significations. Je ne me considère pas spécialement comme un DJ underground. J'essaye d'être différent, c'est vrai. Lorsque je m'installe devant mon clavier, le but est de faire quelque chose que je n'ai jamais entendu, un morceau que j'aimerais avoir dans ma caisse de disques mais qui ne se trouve pas dans les magasins et dont je suis fatigué d'attendre que quelqu'un le réalise enfin. Alors je le construis moi-même. C'est quelque chose que j'ai simplement envie d'écouter, même si ce n'est pas dansant.

Tu as donc sorti des disques qui n'étaient pas dansants ?
Oui, ce sont des disques à écouter uniquement. Que ce soit en voiture ou chez soi. La chose probablement la plus importante est d'essayer d'expliquer qu'il y a des musiques qu'on ne peut pas classer parmi les musiques de danse et qui sont pourtant de la techno.

Ça reste de la techno, pas de l'ambiant ?
Non, ce n'est pas de l'ambiant. Parce que le morceau reste fortement structuré. Cette structure apparaît en filigrane, mais c'est une caractéristique qui appartient à la techno et qui demeure présente dans la manière dont le morceau est mixé.

Jeff Invader

Ce n'est pas le rythme qui fait la techno.
Non. Et ce n'est pas l'instrument non plus. C'est l'attitude que l'on adopte en créant les rythmes et les sons. Si je frappe sur une table et que je façonne un rythme que tu n'as jamais entendu auparavant, je dirais qu'il s'agit de techno. Mais la structure est aussi importante. Lorsque je construis un morceau, je commence grosso modo par y mettre une introduction, puis une transition qui conduit au premier couplet... Habituellement, pour les morceaux les plus lents, j'essaye d'imaginer que quelqu'un les chante. Mais sans cela, il y a une structure que l'on peut décomposer en mesures avec des ruptures, des contre couplets alternés... En fait, la musique prend la place de la voix. Tu sens qu'il devrait y avoir du chant. Mais je n'ai jamais trouvé la bonne chanteuse pour réaliser ce que j'imagine.

La techno peut donc être chantée...
Si je devais composer un morceau avec une ligne de chant, ce serait alors quelque chose de très différent de ce qu'on entend à l'heure actuelle. Et je n'ai pas encore vraiment trouvé la meilleure manière de le faire.

Tu aurais aussi à écrire des paroles.
C'est pourquoi on donne un titre aux morceaux, parce qu'ils signifient quelque chose. Je crois qu'en définitive la meilleure manière d'exprimer exactement ce que tu veux dire est d'utiliser du chant, des voix, des mots.

Est-ce que tu te sens limité lorsque tu n'as que la musique pour exprimer ce que tu ressens ?
Utiliser des voix, c'est juste une manière plus profonde d'exprimer ses idées. Mais je crois que, jusqu'ici, avec l'aide des indications que leur donnent les séquences, les notes, les sons et les titres des morceaux, la plupart des gens comprend ce que j'essaye de dire. Je ne pense pas qu'ils soient perplexes lorsqu'ils écoutent mes morceaux. Et, même s'ils le sont au départ, ils finissent quand même par trouver le fil conducteur.

Te voir mixer est un véritable spectacle : ta manière de toucher les disques, ta manière de bouger...
J'essaye seulement de danser sur la musique en mixant.

Et lorsque tu te retrouves avec trois disques dans les mains, tu en couches un sur ton dos le temps de synchroniser les deux autres...
C'est la meilleure place !

Pour en revenir à l'influence que tu as sur d'autres DJs, est-ce que tu apprécies plus particulièrement les DJs qui mixent dans un style qui t'est proche, c'est-à-dire en n'arrêtant pas de mélanger les sources sonores et en intervenant très fortement sur la musique, ou est-ce que tu aimes aussi les DJs qui enchaînent simplement un disque derrière l'autre ?
Lorsque mon frère m'a appris à mixer, la première chose sur laquelle il a insisté était d'être capable de sentir le public. Il y a des choses qui conviennent mieux à certains moments et à certains endroits. Si j'étais au Sound Factory à New-York, je préférerais certainement entendre des disques passés l'un après l'autre parce que le lieu se prête à ce type d'atmosphère. Mais pour ce qui promet d'être un peu plus excitant, je dirais que le DJ doit être capable d'insuffler plus de personnalité dans son mix. Je crois que c'est vraiment une chance et un plaisir que de pouvoir adapter en fonction de tes goûts ce que quelqu'un d'autre a composé.

Jeff mix

Est-ce que ton set, malgré tout, est très préparé ?
Pas vraiment. Il y a cependant une chose à laquelle je veille : mes disques sont mélangés dans les caisses, c'est voulu. Mais avant de jouer, j'essaye habituellement de mémoriser ce qui se trouve dans chaque caisse. Ainsi, s'il me prend l'idée de passer un certain disque, je sais immédiatement dans quelle caisse le trouver pour le mixer à temps. La plupart du temps, lorsque je suis en tournée, je joue les disques que je connais car, à part dans les magasins où je les achète, je n'ai pas vraiment le temps d'écouter les nouvelles sorties. Mais s'il y en a un que j'ai vraiment envie d'entendre, je le mets devant les autres. Et si je trouve un moment pour placer un nouveau disque, c'est là que je vais pêcher. Je fonctionne selon un certain système : si je sors un disque d'une caisse et que je le mets de côté, ça veut dire que je vais me diriger vers ce morceau.

Parfois, tu jettes carrément tes disques par terre !
C'est que je n'en ai plus besoin.

Mais tu risques de les endommager...
Non... Et s'il est griffé, la fois d'après je place l'aiguille avant ou après cette partie. Ou je me procure une autre copie. Ou je ne le passe plus... Je ne prends pas les disques trop au sérieux.

MIX UP Vol 2 - JEFF MILLS :

>"Live Mix at Liquid Room Tokyo"

(Sony)