Interview : Isolée
Isolée Entretien sur la lune avec un esthète de la techno intime

Avec son premier album "Rest", Rajko Müller, modeste musicien de la scène de Francfort, a connu l'année passée un beau succès international. Un disque blanc, sans la moindre info, que vous mettiez sur la platine comme par hasard, ou le plus souvent suite aux conseils d'un ami, et qui envoûtait irrémédiablement par son mélange de mécaniques mélodiques à la Kraftwerk et d'envolées romantiques faisant sonner l'électronique pure comme le plus émouvant des solos acoustiques. À noter, bien sûr, un single, "Beau Mot Plage", qui a révélé ce musicien doué en matière de climats intimistes. Au début, d'aucuns le croyaient français. Erreur, ou plutôt moitié d'erreur, car il n'y a pas plus francophile qu'Isolée (rien que ce nom !). Enfin, ses récents passages sur scène en France ont fini de l'imposer comme l'un des espoirs majeurs de cette nouvelle décennie électronique. Entretien éthéré.


On retrouve sur ton album pas mal de titres français, "Logiciel", "Démon", "Tout se complique". D'où vient cet attrait pour la langue française ? Un certain sens du mystère, de l'exotisme ? Serait-ce quelque chose lié à ta vie personnelle ?
Question difficile. Peut-être un peu de tout ça. C'est très personnel tout simplement parce que j'ai appris, dans mon enfance, à parler français dans un lycée en Algérie. C'est aussi une forme d'exotisme, étant donné que je vis en Allemagne. C'est donc d'abord quelque chose de très intime, c'est particulièrement ancré dans mon passé. Cela crée sans doute un mystère chez les Allemands qui écoutent ma musique. Certains y voient une certaine froideur, et c'est peut-être le cas, mais j'y vois, moi, une certaine élégance.

Il s'agit peut-être d'une manière de donner une touche plus émotive à ta musique, qui hésite parfois entre velléités pop et dérives instrumentales.
Je me sers de la parole ou de la langue comme d'un instrument, car je n'ai pas de message à faire passer. C'est un simple son qui te permet de créer une atmosphère, de déclencher une émotion. De toute façon, quand j'écoute de la musique, les textes ne m'intéressent pas vraiment. C'est plutôt l'expression, l'intensité de la voix.

Tu as choisi comme pseudonyme "Isolée", comme titre de l'album "Rest", ce qui veut dire en français, "repos". Est-ce à dire qu'il y a chez toi une part de recueillement, de solitude ?
Ce n'est pas dans mon intention de transmettre une telle image. Je ne veux pas trop exprimer ma vie personnelle dans ma musique, mais quelque chose de plus ouvert. Le mot Isolée est un choix plutôt esthétique. C'est un mot court, dont les syllabes se détachent parfaitement, c'est la seule sonorité du mot qui m'intéresse ici. Il y a donc une ambivalence mais pas de message. En revanche, le sens allemand du mot, "résidu", me semble plus intéressant. Disons que ma musique est comme composée de résidus.

Il semble y avoir dans ta musique un travail patient sur les textures de son, dans la manière dont tu fais sonner tes synthétiseurs.
Comparé à d'autres producteurs que je connais, c'est en effet un travail plutôt patient. Une ou deux semaines pour un morceau. Je peux ainsi passer pas mal de jours à expérimenter le son ou les textures avant de trouver une idée directrice, une idée qui vaut la peine d'être travaillée. Mais je ne me sens pas pour autant un membre de la vague électronique minimaliste. J'ai même toujours l'impression qu'il y a chez moi des structures très pop, des structures de chanson qui s'éloignent du format répétitif que l'on retrouve dans beaucoup de productions techno et dance-floor en Allemagne. Finalement, ma musique est plus destinée à l'écoute, comme moi-même j'écoute des disques chez moi.

Lorsque tu es isolé chez toi ?
(rires)

Tu as donné en France deux concerts très remarqués. L'un au Midem et l'autre à Paris à l'occasion du lancement du projet "Trip do Brazil 2". Là, tu donnes plus d'importance au côté festif et dance-floor.
En effet. Mais, de toute façon, je trouve l'exercice du live très difficile. Et le mot même de "live" ne me semble pas approprié à ce que nous faisons en électronique. D'après ce que j'ai pu voir ou entendre, les lives électroniques ne peuvent fonctionner que si les gens dansent, s'ils réagissent de la même manière que si c'était un DJ, s'ils n'ont pas les yeux braqués sur le musicien, comme si c'était un concert classique. On peut aussi imaginer des performances très différentes, mais en ce cas, je ne suis pas sûr que le club soit un espace particulièrement approprié

Propos recueillis par Jean-Yves Leloup
Photo : DR