Interview : Frédéric GALIANO
DECEMBRE 97
Les sculptures sonores d'un DJ-producteur français, mutant du jazz et de la techno

DJ et producteur originaire de Valence, Fred Galliano s'est fait connaître aux côtés de son compère Spider grâce à leurs fameuses soirées club "A la poursuite de la 13e note". Là, ces deux DJs originaires de la vallée du Rhône donnaient libre cours à leur éclectisme groovy, surfant avec habileté entre hip hop, funk old school, jazz et house. Quelques mois plus tard, Galliano est l'auteur de maxis remarqués sur What's Up Mix-It et enchaîne rapidement avec un album, "Espaces Baroques", paru en novembre 97 chez F Communications. Surprise : cet album, marqué par la présence de véritables jazzmen, dont les frères Belmondo aux cuivres, sonne bien plus jazz que house ou techno, et ce malgré les programmations de Galliano. Avec une référence claire : le John Coltrane des années 60, et une autre qui se dévoile à l'auditeur attentif : les musiques ethniques africaines. Volonté de rénover la techno ? Désir de se plonger dans l'aventure de ce jazz qui rime avec audace et liberté, loin de ceux qui se contentent de répéter leurs classiques ? Quoi qu'il en soit, le label phare de la house et de la techno françaises, patroné par Éric Morand et Laurent Garnier, trouve ici matière à élargir son panorama musical. Eclaircissements avec le principal intéressé...

Tu es originaire de Valence où tu as fréquenté l'École des Beaux-Arts. Est-ce que ton éducation plastique a eu une quelconque influence sur ton boulot de musicien ?

Disons que jusqu'ici, je pense que mon travail en sculpture est plus abouti que ma musique. Le problème, c'est que ce n'est pas facile de vivre de la sculpture, ou alors il faut vouloir rentrer dans certains circuits de subvention, ce dont je n'ai nullement envie. Comme j'ai toujours été intéressé par la musique, j'ai fait des études de batterie et de piano, ça s'est intercalé un peu par hasard dans ma carrière de sculpteur. Maintenant je me consacre entièrement à la musique et je n'ai pas envie de faire l'un au détriment de l'autre. Par contre c'est certain qu'il y a des connexions entre mes travaux de sculpteur et de musicien. Non pas au niveau de la gestion des matières mais plus au niveau conceptuel, du point de vue, de la posture de travail. J'utilise dans les deux cas des idées de suites sérielles, de suites mathématiques. L'idée de création reste finalement la même. Mes études aux Beaux-Arts m'ont donc naturellement servi.

Tu as une histoire très différente des autres DJs, tu es venu au mix d'une manière plus harsardeuse...

En fait, il y a trois ans, j'ai remplacé quelqu'un dans une discothèque traditionelle et après tout s'est rapidement enchaîné. Pendant trois mois ça m'a un peu gonflé de faire la "Fièvre du Samedi Soir" chaque week-end. Par la suite je me suis naturellement tourné vers la musique que j'aimais, à savoir la musique black, jazz et groovy ainsi qu'électronique.

Justement, la connexion avec le monde de la house et de l'électronique est venue très tardivement ?

Non, lorsque j'ai commencé à mixer, je jouais essentiellement du Garage. Aujourd'hui je passe n'importe quel style de musique, j'ai une vision relativement globale, ça ne se limite ni au genre jazz ni au genre house. Mais j'avoue que je n'ai aucune culture en matière d'électronique ou de hip hop. J'achète mes disques au feeling selon l'atmosphère que j'ai envie de rendre lors de mes sets de DJ.

Quelle est la part jouée et la part d'électronique sur l'album ?

Il y a six morceaux sur l'album, dont le "Nomades Monades" où les frêres Belmondo jouent du saxophone, de la flûte et du bugle. Mais il faut aussi compter avec l'intervention d'un musicien-chercheur en acousmatique. Quant à moi j'ai effectué sur ce morceau un certain travail sur les patterns de batterie, les lignes de basses et le piano. Par contre c'est vrai que les autres morceaux sont réalisés de manière individuelle. Et si l'on peine à discerner les parties samplées et les parties jouées c'est que les morceaux sont réalisés en temps réel sur mon ordinateur, il n'y a aucun système de boucle comme c'est le cas habituellement en house. Je compose les lignes de basse et les patterns de batterie, ce n'est pas un travail de fainéant ! Ni un boulot laborieux d'ailleurs. Disons que je m'attache à rendre la musique organique. Un pattern de batterie n'est pas tout à fait le même pendant trois minutes, la ligne de basse évolue, les samples de pianos changent...

Avant l'interview, je t'ai entendu parler de musique liturgique sénégalaise, le domaine de la musique world et ethnique t'inspire ?

Les deux musiques qui m'inspirent, ce sont le jazz et la musique africaine. Il y a sur l'album beaucoup de références au continent noir, que ce soit dans des patterns de batterie qui s'inspirent de percussions africaines traditionnelles ou que ce soit dans une poétique ou une ambiance tout simplement africaines.

Les titres de ton album me semblent avoir un sens très précis "Plis Infinis" c'est très Deleuzien...

Effectivement, cet album est inspiré du bouquin de Deleuze, "Le Pli", où le philosophe français parle de l'esthétique baroque. Et globalement, ce qui est mis en jeu sur mon album, c'est cette idée de perte de repères. Dans les "Plis Infinis n°1, 2, 3 et 4" il y a deux accords de piano, qui sont les mêmes dans les quatres morceaux, et qui sont ainsi démultipliés. Cette idée de perte, de tourbillon, m'intéresse particulièrement. Je met ça en jeu à travers une organisation de samples de pianos qui sont programmés de manière mathématique, à partir de suites sérielles que j'ai moi-même conçues. Et c'est vrai que tous les titres se réfèrent à l'idée du baroque, à cette idée d'élévation spirituelle.

Quelle est ton ambition pour cet album ? Est-ce un hommage au jazz, une tentative de jazz contemporain, une expérience au-delà du jazz, du pur "groove électronique" ou un genre totalement hybride ?

Je dirais que je suis un DJ-Producteur qui aime le jazz. Mon modèle c'est le jazz, je ne suis pas un musicien de jazz, par contre je suis un DJ-producteur qui a envie de s'en rapprocher le plus possible. Ca me pousse vers une forme un peu hybride. Quant à savoir si cela va être reconnu par les gens du jazz, je ne sais pas. Ce qui est certain c'est que les frères Belmondo ont joué là-dessus et s'y sont sentis à l'aise. S'ils jouent en live avec moi, c'est qu'ils y trouvent un intérêt. La question, ce n'est pas de réactualiser le jazz… Je n'en ai d'ailleurs pas la prétention. Disons que si ça peut permettre à des gens du jazz de réfléchir sur la viabilité du jazz actuel et si ça peut permettre aux jeunes d'aujourd'hui de découvrir le jazz, se dire qu'effectivement qu'il y a une vie après la Trance, hé bien tant mieux.

Mais ton projet n'a rien à voir avec ceux d'autres artistes électroniques qui se sont inspirés du jazz comme Saint Germain ou DJ Cam ?

Évidemment, c'est une question de modèle. Pour Saint Germain, son modèle c'est la house, DJ Cam c'est le hip hop, le jazz est un moyen pour eux, ce n'est pas une fin en soi. Mon modèle c'est le jazz et l'utilisation que je fais du jazz, ça peut être effectivement une fin en soi, c'est pas seulement un moyen. Je n'ai pas une approche du jazz qui soit anecdotique. J'en discutais hier avec Chris, le boss du label Yellow Production, qui me disait : "Putain, tu as parfois des samples qui sont super longs". Il faisait notamment référence à des passages de violoncelles ou à certaines boucles de piano. Mais si j'utilise des samples longs, c'est pour ne pas les sortir de leur contexte, j'essaye d'utiliser toute l'atmosphère qui se dégage déjà du sample original.

Mais quand on n'utilise plus le sample en tant que collage ou référence, pourquoi ne pas simplement travailler avec un musicien ? Est-ce que l'usage de l'électronique n'est finalement pas pour toi un détail ?

Je ne pense pas. Pour mes patterns de batterie pae exemple, il y a de parfois trois ou quatre charleys, des manières de jouer qu'un batteur ne pourrait pas avoir, des sons de caisse claire très spécifiques. Mais c'est vrai que malgré tout, quand on écoute les morceaux, on ne se dit pas ça pourrait être joué par dix musiciens ensemble ou que c'est du jazz des années 60, il y a une espèce de décalage qui, à ce moment, justifie à la fois mon travail électronique, l'usage de mon sampler et de mon ordinateur.

Qu'en est-il alors du live ?

On retrouve la constante jazz et africaine de l'album, mais les morceaux sont très différents, ça n'a rien d'une transcription littérale, ça me paraîtrait complètement idiot. J'ai choisi une option beaucoup plus dancefloor, avec des morceaux house, brésiliens, dub, latin-house. J'envois des séquences à partir de l'ordinateur et les musiciens jouent dessus d'une manière très structurée, il y a des thèmes de jazz, il y a des chorus qui sont repris. Je dirige tout le monde en temps réel et je dirige mon ordinateur sur dix pistes, ce qui me permet de "muter" des éléments, d'en monter d'autres et de retrouver cette idée de musique organique. Je réagis en temps réel avec mon ordinateur par rapport à ce que proposent les musiciens et vice-versa. Par exemple, je leur dis de développer le thème, puis de reprendre un chorus de vibra, je retourne au sax et je lui demande de reprendre le chorus doucement, ce qui fait que ça marche ou ça marche pas, c'est ce qui est intéressant d'ailleurs. On a donné notre premier concert à la Marquise de Lyon, suivi d'une prestation au festival de Jazz de Nancy (qui nous avait commandé le live), pour finir par le Cithéa parisien, où le public, nombreux, a été parfaitement réceptif.

Propos recueillis par Jean-Yves Leloup.
Photo : Gilles Tondini (D.R.)