Interview : Daft Punk

Daft Punk
Une interview bilan du groupe majeur de la house française en exclusivité pour le magazine CODA


Ils ont pour prénom Thomas et Guy-Manuel. Ils ont réalisé au début 97 le carton planétaire des familles avec la house industrielle et disco en version TGV de leur formidable album "Homework". Ils ne montrent jamais leur visage. Voilà donc l'interview bilan qu'ils ont réalisé en exclusivité pour notre partenaire le magazine CODA de juillet / août 98, dont nos collaborateurs Jean-Yves Leloup et Jean-Philippe Renoult sont les piliers. Un bilan sous forme de leçon de talent et d'indépendance. Soyez Daft Punk.

Alors, aujourd'hui ?
Thomas : Aujourd'hui ça va. Si on regarde comment ça c'est passé, je pense qu'on n'a rien à regretter. On a eu beaucoup de choix à faire, pas mal de décisions à prendre, et il y a eu des moments où on ne savait pas si c'était les bons ou pas.

Quels ont été les choix difficiles ?
Thomas : Les choix difficiles ? Déjà, de signer avec une multinationale, c'est une décision difficile. Tout le monde le sait, ça a des avantages et des inconvénients. On a imposé nos choix qui étaient plus ou moins bien perçus au départ : à savoir ne pas voir nos visages, essayer de rester anonyme. A court terme c'était risqué, mais à moyen terme le message passe de mieux en mieux, même aux Etats-Unis et en Angleterre ou les médias insistent beaucoup sur l'image.

D'un autre côté votre "non-image" est devenu image ?
Thomas : Ce n'est pas une "non image". On a travaillé de très près sur les pochettes, les vidéos. Ca a été notre plus gros boulot de l'année 97. Finalement, les moments de création qu'on a eus en 97, c'était par rapport à toute la production audiovisuelle. Donc la "non-image" comme tu dis, c'est beaucoup d'images justement. Mais en même temps il ne s'agit pas de visages, ni même seulement de gens qui dansent, mais d'une histoire.

Comme pour le clip de Coppola fils pour "Revolution 909", c'est une véritable histoire. Mais comment avez-vous rencontré quelqu'un comme lui, qui n'a rien à voir avec le milieu techno-house ?
Thomas : Notre démarche était de trouver des réalisateurs qui avaient quelque chose à raconter. Quand tu regardes les clips, la plupart ne racontent rien. Coppola faisait partie des gens qu'on avait repéré dans d'autres clips.
Guy-Manuel : On l'a surtout remarqué dans un film qu'il a fait pour le groupe anglais Mansun. Le clip se passe à Victoria Station à Londres, ou à Kings Cross, je ne sais plus. En fait, ils prennent le budget du clip en petite coupures, ils s'habillent avec des doudounes, et mettent la tune dans les poches. Ca, c'est le début, filmé comme un reportage. Puis ils arrivent à la gare, à huit heures du matin, à la plus grosse heure d'affluence. A un moment il y un top, et à huit heure pile, ils jettent tout le budget du haut des étages de la gare et tout le monde se précipite sur la tune.
Thomas : Le clip lui-même était un documentaire réalisé avec des petites caméras digitales qui ne coûtaient rien du tout. Le groupe et le réalisateur voulaient protester contre une nouvelle taxe. Le but, c'était de prendre un budget de 400 000 francs et de jeter cet argent, pour une chanson qui s'appelait "Tax Lost" justement. Manifestement, c'était un truc complètement interdit. Ils ont été mis en référé le jour-même et après ils ont mis dans le clip les coupures de presse relatives à l’événement. Voilà, ça dénonçait quelque chose. Avec nous il voulait faire un clip un peu pédagogique et faire réagir. Au départ, c'est à propos de ce qui se passe sur Internet, comment faire une bombe, et puis ça dévie sur : comment faire de la sauce tomate ? Comme "Revolution 909" était le seul morceau de l'album avec une sorte de mini-message, on s'en est servi dans ce contexte, avec les flics au début et tout ça. Mais on ne voulait pas faire 4 minutes là-dessus non plus. Ca part d'une soirée pour devenir un documentaire sur la sauce tomate… C'est inattendu.

Malgré le succès, ou grâce à lui, vous êtes en guerre contre l'establishment… Je pense à vos différents avec France 2 et la SACEM. Qu'est-ce qui se passe ?
Thomas : L'histoire, c'est que France 2 a utilisé trois extraits de l'album à l'époque de sa sortie pour des bandes-annonces des "7 d'or" et de la coupe du monde de rugby. Ca représentait 23 minutes de bandes-annonces publicitaires avec notre musique synchronisée dessus. Le comble, c'était quand notre musique a servi pour "Le Flingueur", un film de série B avec Charles Bronson dans un rôle de justicier. Tu vois le genre ! Ils avaient pris trois morceaux. C'était vraiment flagrant !!! Alors imagine les gens qui venaient d'acheter le disque et qui se disent "ça y est, c'est sur France 2. Ils se vendent partout !" C'était quelque chose qui ne nous plaisait pas du tout, aussi bien par rapport au respect du droit moral qu'au droit de synchronisation qu'on voulait garder. C'est pour ça qu'on a fait un référé. France 2 nous a attaqué, on les a attaqués, ça a duré longtemps, on a gagné en appel en septembre 97 et eux nous ont réattaqués. Comme ils avaient perdu deux fois, puis une troisième fois, en janvier on a eu gain de cause et nous avons demandé des excuses publiques... En fait, il y a eut des cas similaires avant nous, mais ça n'allait pas en procès, parce qu'il y avait des arrangements financiers. France 2 est une chaîne qui a énormément d'argent, c'est l'État. On aurait pu demander des dommages et intérêts mais on a seulement demandé un temps d'antenne sous forme d'excuses : ce qui finalement est pour eux beaucoup plus embêtant parce que ce sont des choses qui ne se font pas. C'a été jugé et accepté. Après ils ont passé 17 ou 19 messages d'excuses, mais seulement un an et demi plus tard. On n'a pas fait ça dans notre intérêt particulier, mais dans l'intérêt général, pour le droit d'auteur. Quand t'es Julien Clerc ou Jean-Louis Aubert, tu ne fais pas ça parce que sinon tu ne passes pas à "Taratata". Nous, on s'en fout de passer à "Taratata". Donc il n'y avait aucun moyen de pression du coté de la chaîne. C'est une chaîne qui n'aide pas la musique et en plus il s'avère que France 2 appartient à l'État. Donc on n'avait vraiment pas à se priver.
Guy-Manuel : Moi quand je lis la pochette d'un disque, je regarde : il y a écrit "tout droit de reproduction et de radiodiffusion sont interdits sauf autorisation". En plus, le droit de synchronisation, c'est un droit qu'accorde la SACEM à la télévision et nous on n'a pas donné ce droit à la SACEM. C'est l'une des raisons pour laquelle on est toujours exclu de la SACEM. On n'a pas tout donné au niveau des droits et au niveau des territoires. On n'a donné que la France à la SACEM, et pour l'étranger on s'est inscrit ailleurs. Ce sont des choses qui sont tout à fait légales au niveau européen ; ç'a été normalisé partout et la SACEM ne l'accepte pas encore, donc eux nous refusent tout en percevant l'argent pour nous sans qu'on soit membre. Ce sera sans doute réglé au niveau de la commission européenne.

Ca met la pagaille dans le business, c'est bien dans l'esprit... un peu punk
Thomas : je ne sais pas. On essaye juste de clarifier les choses. Disons qu'on agit , en règle générale, pour des questions de principe et pas des questions d'argent. Après, pour les gens, il y a toujours eu des malentendus : "ah ouais, pour qui ils se prennent" … Comme si, nous, on voulait changer le monde.
Guy-Manuel : Pour en revenir à cette affaire, je me souviens du moment où j'étais devant la télé et j'ai halluciné... Je me suis dit : si nous on peut, grâce à notre statut de producteur, essayer de gueuler, alors qu'il y a des milliers d'artistes qui se font piller à longueur de journée, il faut le faire. Voilà, on a essayé, puis ça l'a fait... On a eu raison de profiter de notre situation...
Thomas : Ouais. Si t'as juste sorti un petit maxi, personne ne le prend au sérieux et on se fout de ta gueule. D'où l'intérêt de saisir quelques opportunités de gueuler parce que maintenant on vend un million d'albums. Cela dit, on n'a pas du tout envie d'être représentatif de quoi que ce soit, d'être chef de file ou leader de machin. Ca ne nous intéresse pas… sauf par rapport à la force qu'on peut avoir dans certains domaines. Si on peut l'utiliser à bon escient, ça peut devenir intéressant.

Vous êtes aussi beaucoup sollicités non plus pour Daft Punk, mais pour les labels satellites Roulé, Scratché, Crydamoure. Puis il y a le cas "Stardust" tout le monde coure après ce morceau.
Thomas : Quand on a signé avec Virgin, on a réservé pour nous toute une partie de projets indépendants. C'est une autre facette... C'est assez proche finalement, mais ça fonctionne avec un type de réseaux et de distribution différents. Maintenant, au niveau de certains projets, il y a des choses intéressantes à faire pour en faire profiter le maximum de monde. "Stardust" sera donc signé sur une major (N.D.A. : sur Virgin), mais uniquement en CD. Pour l'édition vinyle c'est Roulé.

Vous bossez surtout Roulé et Scratché en ce moment
Thomas : Oui, on va faire des lives et on va continuer à développer les labels avec toute la liberté d'agir que ça implique. Et puis, pour en revenir à la question de l'argent, ça relativise de travailler sur un single qui va se vendre à 5000 exemplaires, tu te mets à fond dedans, et c'est pas le même type de distribution, c'est bien de te dire que tout ce que tu fais n'est pas destiné à entrer automatiquement dans un circuit de grande distribution...

Vous avez rencontré un maximum de gens, et puis maintenant vous travaillez avec beaucoup d'artistes : Romanthony, Roger Sanchez, DJ Sneak, Masters At Work... Comment avez-vous rencontré ces gens là ?
Thomas : On a fait toute une tournée internationale. En même temps on est allé à plusieurs reprises à New York et Chicago pour la préparation des vidéos, ou pour des trucs de mix ou de lives. On a rencontré au fur et à mesure des producteurs. C'est vrai que c'est toujours marrant de rencontrer plein de gens que tu as écouté avant de faire tes disques, et de les voir venir en te disant : "ouais, c'est super ce que tu fais". C'est un peu pareil dans le circuit des raves où tous les DJs se connaissent. On va à Miami, et tous les DJs américains viennent nous voir : "Ouais, Mortel...", c'est des connaissances, il y en a certains qui sont des amis, d'autres ce sont des relations professionnelles, disons du même milieu musical... mais voilà, au fur et à mesure on a rencontré pas mal de gens plus ou moins intéressants qui font des bons trucs ou pas.

Romanthony, c'est une rencontre importante ? Comme vous il n'a pas de visage, officiellement.
Thomas : Romanthony, on a essayé de le rencontrer depuis longtemps, mais c'est intimidant... On l'a croisé récemment aux Etats-Unis. On a discuté un peu et on s'est bien entendu et donc on a plusieurs projets.

Vous avez déjà commencé ?
Thomas : Oui ! Ca fait plaisir d'avoir la chance de rencontrer les gens qui ont marqué ta vision de la musique et puis de travailler avec eux.

On peut pas savoir plus précisément ce que vous préparez ?
Thomas : La surprise, c'est le plus important, ce sont des choses qui prennent du temps, on peut parler du court terme, mais le moyen terme c'est mieux de ne pas trop en parler pour que les gens ne se lassent pas.

On a l'impression que vous changez de son. Vous avez lancé la mode du filtre, DJ Sneak l'avait déjà fait avant vous
Thomas : C'est pas nous qui l'avons inventée. Moi, le premier disque que j'ai entendu avec des filtres, c'était Carl Craig et pas Sneak, c'était Paperclip People, le truc où ça descendait.

Mais aujourd'hui, vous faites un son qui est déjà nouveau. "Stardust", par exemple, est très diffèrent de ce qu'on connaissait de Daft Punk.
Thomas : Qu'on le fasse séparément ou ensemble, c'est bien d'essayer de trouver des façons différentes de faire danser les gens ; les trucs systématiques, c'est chiant. C'est pas genre : "ça y est, le filtre, c'est fini."... C'est vrai, sur ton sampler, il y a des trucs intéressants à faire et d'autres qui ne servent à rien.
Guy-Manuel : Ca dépend de la matière que tu travailles. Il y a peut-être une façon d'avoir le meilleur rendu possible quand tu travailles avec ton sample à la base. Si t'appliques toujours le même réglage de filtre ou de quoi que ce soit à un sample, t'auras jamais des bons morceaux. Chaque matière a besoin d'être travaillée avec certains outils. C'est comme la cuisine.
Thomas : Il y a quelques mois ou quelques années, il y avait des articles sur la jungle, où les gens disaient : "Ça y est, la house, c'est terminée; le drum n'bass, c'est la musique du futur ; le four to the floor, c'est fini". C'était pas du tout pour parler de drum n'bass que je disais ça, mais à mon avis, même dans les trucs de house, que ce soit avec des choses du passé, du présent ou du futur, t'as pleins de trucs... C'est le disco, c'est tout. Il y a plein de façon de faire danser les gens, plein de petits détails, de petites formules plus ou moins hypnotiques... C'est un des aspects intéressants de la dance-music.

Elle évolue comment la house music en ce moment ?
Thomas : Ben... elle évolue bien... Récemment, il y a eut quelques disques forts qui ont ce côté un peu universel, des petits tubes que tout le monde aime et qui touchent vraiment.. Mais c'est vrai qu'on a un goût pour les choses très accessibles.

Sur quoi t'as kiffé justement ?
Thomas : Je sais pas... c'est l'évidence. Dans des cas comme Romanthony, il y a des gens qui ne connaissent pas forcément pour des raisons de distribution, mais tous ceux qui l'écoutent sont sensibles à ce qu'il fait. Aujourd'hui, tu as des morceaux qui sortent du lot, le Eddie Amador, "House Music"... tu l'écoutes une fois, c'est radical, tu t'en souviens. Et c'est comme ça pour les morceaux d'aujourd'hui, tout le monde est d'accord, ça montre que ça évolue encore et qu'il y a plein de trucs à exprimer. Mais c'est sûr que ça devient important, qu'il y a de plus en plus de compétition. Je pense que nos goûts s'affinent, on réécoute tous les morceaux "disco style", t'en as plein qui sont complètement inintéressants.

C'est des boucles de Disco en fait
Thomas : Attends ! Tu peux faire 200 boucles de disco, et t'en auras qu'une qui sera la bonne, qui fera un truc incroyable sur les gens.

Qu'est -ce que tu penses de la scène française en ce moment, qui utilise pas mal ce gimmick justement ?
Guy-Manuel : Ca va au moins deux ou trois fois mieux que l'année dernière... ça grossit parce qu'il y a beaucoup plus de monde qui touche à ça. La musique en France est bien meilleure qu'avant. L'internationalisme des musiques, la circulation de l'information, fait que dans cette musique, et même dans le hip hop, le niveau monte. Sur plein de labels j'entends au moins un morceau ou deux corrects, que je pourrais acheter.

Lesquels vous préférez ? vous bossez souvent avec Zdar et d'autres gens.
Thomas : Zdar, Hubert (Boombass, NDR) et Etienne (De Crécy, NDR)... ce sont des gens assez forts...
Guy-Manuel : il y a différents styles, alors qu'avant il n'y avait rien du tout, en quelques années on voit aparaître des gens qui ne sont pas tous dans le même style, qui ont carrément des tempos différents, des emballages différents, une façon de présenter les choses différente... Tu prends Dimitri, il a carrément sa personnalité et sa musique. Le côté kitsch qu'il y a autour, ça lui va très bien, il a son propre style. Et puis nous on a notre truc, et puis Zdar il a son truc, il y en a pleins d'autres... Gilb'r, il a son truc. C'est bien de voir que chacun s'exprime librement en développant sa propre identité. C'est quand même vachement varié, c'est pour ça que la scène française est bonne, et ça n'a rien avoir avec le gros délire qui s'est passé outre-Manche pour la scène française... Bon, en plus, avant il n'y avait rien, alors ça se remarque.

On vous aurait branché pour faire Métropole Techno, la fête de M6 à Bercy
Thomas : On nous a branché pour faire Métropole Techno. On ne l'a pas fait parce qu'on ne faisait pas de live à ce moment-là. Au niveau DJs, ça ne nous intéressait pas d'être médiatisé de cette façon. Ce sont deux choses différentes, et dans le cas d'un événement comme ça, il peut y avoir des confusions. On a d'assez bons rapports avec M6, je pense qu'ils passent nos clips ; c'est une chaîne qui aide la musique et qui a assez bien compris notre démarche. Pour nous, la télévision est quelque chose de très important, qui peut être très puissant, qui peut être très utile, qui peut être très dangereux... Et c'est vrai que la représentation qu'on veut donner jusqu'à maintenant, ce pour quoi on dépense beaucoup d'argent, c'est les vidéos.

Est-ce lors de vos lives vous voyez un public différent ?
Thomas : On a fait 70 ou 80 lives en 97, c'était mélangé entre un public de club, un public rock, alternatif, un public qui achète le disque et des gens qui écoutent la radio. C'était un moyen de partager la musique avec ceux qui ne sont pas forcément au courant. C'est la raison pour laquelle il y avait un DJ avant et après. Disons qu'on a pris six mois de l'année dernière à s'occuper du live, à faire la production, à faire la musique, à tout faire, et c'a été une aventure très marrante, très amusante. C'était vraiment différent de la création de morceaux... La tournée live, c'était comme le film "Un jour sans fin" ! On faisait la même chose tous les jours, sauf que ça changeait d'endroit. En 97, on a fait des interviews, des lives, des interviews, des lives. On a eu le même jour tous les jours pendant un an. C'était étrange, parce qu'au même moment, tu as les gens à côté qui vivent leur vie, tous les jours, ils font un truc différent, ils avancent, ça te frustre un peu... C'est pour ça qu'on veut faire ça par cycle. Après, t'as envie de dire : "OK, c'est bon, on arrête les spectacles, on arrête plus ou moins les trucs de DJ", à moins de le faire à Paris, avec quelques copains de manière plus ou moins confidentielle. Maintenant on rentre à nouveau dans un cycle de vie où tous les jours on se lève et on fais un truc différent… On avance.

La prochaine étape, le prochain cycle, ce sera quoi ?
Thomas : Le prochain cycle ?... ah non ! Là, on vient d'en démarrer un. C'est le cycle où l'on repart dans plein de projets, dans la création de plein de trucs… on a plusieurs projets, on a le développement de nos labels. Puis par rapport à Daft Punk, indépendamment du fait de prendre le temps de faire de la musique, on prépare un format audiovisuel, on fait une cassette vidéo et un DVD qui reprend les clips avec beaucoup de nouveaux trucs visuels.

Des nouveaux sons aussi ?
Thomas : Non, disons que c'est plus la clôture de tout le truc. Il y a des nouveaux remixes, ça reprend un peu tous les clips, des makings of des clips, des clips de commentaires, des images du live... C'est le moyen d'utiliser les nouveaux médias comme le DVD, un truc super où tu as des tas de pistes sons et vidéo différentes sur lesquelles tu peux naviguer. Les nouvelles technologies nous intéressent vraiment.

Il y en a déjà qui attendent un nouvel album des Daft Punk, il faudra attendre un an, un an et demi ?
Thomas : Je pense... mais bon, on n'a pas envie de sortir un disque maintenant. Le fait d'avoir des labels indépendants permet de marcher à plusieurs vitesses et de continuer à faire de la musique et d'avoir des choses à la "Stardust". Moi, c'est le dernier morceau que j'ai fait pratiquement, et ce sont des choses qu'on a fait cette année, donc ça va très vite, le morceau, il sort en promo un mois après qu'on l'ait fait, c'est 98 quoi !

Roulé et Crydamoure, ça vous permet d'oublier Daft Punk, c'est quelque chose de plus personnel ?
Thomas : C'est vital !
Guy-Manuel : La musique qu'on fait avec Daft Punk, on l'a fait il y a très longtemps déjà. Depuis, sur Daft Punk, on a bossé un petit peu, mais le gros du boulot, c'a été de faire les tournées, de s'occuper des visuels et de plein d'autres choses, mais pas de la musique. Donc, quand tu sais qu'à cause de ça tu vas être éloigné de la musique, c'est vachement plus sain d'avoir une petite structure à côté, avec le même circuit que tous les disques underground, de produire pour les clubs, quoi !
Thomas : Je ne sais même pas si c'est plus club ou pas... Moi, je pense que c'est la même chose. C'est ça qui est intéressant, c'est que c'est finalement la même musique, mais on la fait différemment. C'est aussi ce qui enlève le plus la pression que tu pourrais avoir si toute la musique que tu faisais ne devait sortir que bien des mois plus tard.

Pour certains purs et durs de l'underground, Daft Punk est devenu un produit de supermarché. Qu'est-ce que vous pensez de cette attitude ?
Thomas : Ce n'est pas une attitude à laquelle j'adhère, mais je peux la comprendre, surtout dans la perspective du DJ... Le DJ c'est la personne légitime qui amène la musique aux gens… Sa légitimité vient de l'exclusivité de la musique qu'il apporte. Si le DJ ne joue que des disques que tout le monde a, il devient banal. Mais on n'est pas contre les titres à succès. Le meilleur moyen de changer la musique de supermarché, c'est d'y rentrer. Si à la fin, dans le supermarché, tu as Dimitri, après tu as Dave Angel, après tu as Laurent Garnier… c'est bon.

Tu as aussi des faux groupes comme Useless ou Pills qui imitent certains de vos trucs, très mal, et qui chopent une mauvaise attitude. Qu'est ce que vous pensez des suiveurs, qui eux vont dans les supermarchés, à votre suite ?
Thomas : Moi, je suis allé à la Fnac, j'ai acheté l'album de Pills et j'ai trouvé ça pourri ! Maintenant, le discours, je n'aime pas beaucoup. Je crois complètement en l'importance de la scène indépendante house undergroun. Si je n'ai qu'un truc à conseiller aux gens, c'est ça : si tu as quinze ans aujourd'hui et que tu fais des samples, n’envoies pas ta cassette à une major ! Envoies là aux labels que t'aimes bien, envoies là dans un magasin... C'est normal de laisser ça au moins à toute cette économie indépendante qui est en place et qui n'est pas prête de disparaître. C'est cette scène qui fait le choix des disques. Regarde, à peu de choses près, qu'est ce que font les multinationales à ce niveau là ? Elles regardent les club charts et puis elles appellent les labels après. Des gens comme Cassius, comme Basement Jaxx, ou comme des tas d'autres qui ont fait des choses sur des labels indépendants ou sur leur propre label indépendant, ont la possibilité maintenant de faire des choses avec des multinationales. Ils ont de très forts potentiels pour cartonner et que ce soit mortel. Mais cette musique, ça reste encore une musique qui fonctionne avec une certaine légitimité de l'underground.
Guy-Manuel : C'est vrai que si tu arrives sans cet appui de la scène, si tu es Pills au lieu d'être Basement Jaxx, tu n'as pas la même crédibilité. Maintenant le cas Pills, c'est différent parce qu'ils étaient sur Rave Age auparavant. C'est une histoire un peu bizarre... Mais c'est vrai que si tu vois l'autre groupe, Useless, je n'ai pas entendu, je ne connais pas, mais ça n'a pas l'air mieux...

C'est pire !
Guy-Manuel : Bon je ne veux pas faire de comparaisons. Mais c'est sûr qu'elle est importante cette scène, avec tout ce qui se passe, même les hypes et les modes machin… C'est bien, c'est sain.

Les majors sont contentes, elles ont les petits labels qui leurs servent de guide, c'est-à-dire qu'elles n'ont plus qu'à distribuer, elles n'ont plus leur vocation d'aller chercher des artistes et de découvrir des talents.
Thomas : Oui, mais autant en profiter. Évidement, une situation comme celle-ci impose une manière radicalement différente de travailler. Nous on travaille avec Virgin, nos avantages sont en partie dus à l'échange qu'on apporte. Aujourd'hui, il faut que les maisons de disques commencent à comprendre que dans leurs structures de distribution, et vu leur poids au niveau du marketing, elles peuvent se mettre à disposition des labels indépendants, mais pas en ayant tout le gâteau, elles en auront une part, souvent la plus grande. Mais elles ne décident pas comment faire et c'est ça qui est important aujourd'hui. Tout le monde avait une mauvaise image des multinationales dans les années 80, même au début des années 90, et nous les premiers. Tant mieux si ça change ! C'est lent, je pense que tout le monde apprend en même temps, les labels indépendants apprennent à être plus sérieux, les multinationales apprennent à respecter les indépendants, puis espérons qu'après tout le monde sera content.

Tu es optimiste alors, pour toute la scène en général.
Thomas : Plus ou moins, disons qu'il faut laisser le temps aux choses de se faire. C'est vrai que la popularisation passe par des formes de récupération, et c'est vrai qu'il faut décider toi-même comment tu te fais récupérer. Nous, on n'a pas pété les plombs, on a essayé d'avoir une attitude sage. Mais après, j'espère que les gens qui suivent ne vont pas péter les plombs non plus. Si ça va trop vite, tu te retrouves avec des gens qui sont dans des configurations où ils ne contrôlent plus bien. Ca peut vite te monter à la tête si tu ne prends pas du recul...

Parce qu'il y a un moment où vous avez failli ne plus contrôler ?
Thomas : Non, je ne pense pas, il y a peut être un moment où on a failli ne pas signer avec les maisons de disques parce qu'on ne s'entendait pas, mais ne plus contrôler, je ne pense pas. Il faut savoir quels sont tes objectifs. Il faut que chaque musicien, chaque label indépendant se pose des questions pour savoir ce qu'il veut faire. Il faut garder la tête froide et avancer : c'est la chose principale… Donc je suis optimiste, pour répondre définitivement à ta question, mais je ne peux pas savoir comment les autres vont réagir face au succès, et c'est là finalement que tout le truc se passe… c'est que, dans toute cette popularisation, tu as peut-être un mec qui fait des trucs mortels sur son label indépendant, et lui, humainement, tu ne sais pas comment il est. Il va être signé, il va faire un deal, il va avoir plein d'argent, il va péter les plombs alors qu'il n'aurait pas déconné sans ça. Tu ne sais pas ce qui va arriver. Donc, c'est vrai, on parle de popularisation aujourd'hui, de la démocratisation du truc … mais c'est quoi la différence fondamentale avec le passé ? Mine de rien, c'est qu'il y a énormément d'argent dedans et l'argent a différents effets plus ou moins positifs sur les personnes. Et ça, tu ne peux pas le savoir à l’avance, c'est comme la drogue : tu ne peux pas savoir comment les gens vont réagir dans certaines situations, car chaque personne réagit différemment.

Vous venez d'un milieu aisé, donc vous n’avez jamais eux un rapport avide avec l'argent. C’est tout simplement une éducation différente de celle d’un rappeur de banlieue qui, lui, quand il sentira qu’il peut avoir une part du gâteau, risque de tomber complètement dedans
Thomas : Peut-être, ben ouais, c'est vrai, c'est sûr... On ne peut pas savoir ce que fera l’argent. Je ne pense pas qu'il faille dire pour autant : "ah ouais, il faut pas que ça grossisse", sinon, pour un musicien ou un label, ça reste difficile de gagner sa vie. Même la scène DJ fait peu d'argent. Donc c'est bien qu'il y ait plein d'opportunités qui s’offrent. Pour nous, ça s'est bien passé, et on ne regrette pas ce qu'on a fait, alors que nous aurions pu nous dire : "Putain, on aurait dû rester sur un label indépendant, sur Soma...Merde !". Il y a peut-être des gens qui sont en train de se le dire et qui aurait peut-être dû le faire. Mais c'est sûr qu'il y a de plus en plus d'opportunités pour tout le monde dans cette musique : pour les organisateurs, pour les promoteurs de soirées, pour les magazines. Dans cet énorme popularisation, il y a de la récupération, mais tu a les moyens de décider de quelle façon tu vas te faire récupérer.

La récupération est aussi politique maintenant. Le Ministère de la Culture veut encourager le truc. Il va y avoir la parade techno dans Paris. Qu'est-ce que tu pense de cette nouvelle forme de récupération ?
Thomas : Ce que je pense, c'est personnel et je veux justement parler de ça… Moi, j'ai vu un seul truc dans les années 80 : les subventions du Ministère de la culture ; ça a tué le rock. En fait ça a donné le "rock alternatif", qui a été le pire truc qui soit. Donner comme ça un million à machin, un million à tel label, aider la recherche, tout ça... La musique de danse, ce n'est pas de la recherche ! Ce n'est pas l'IRCAM ! Tu peux donner des millions à l'IRCAM ou faire du mécénat au niveau des peintres, etc... parce qu'ils font de la recherche et que c'est complètement désintéressé. La musique de danse, elle, s'insère dans une économie, donc c'est du commerce. Et même si c'est de l'art, ce n'est pas de la recherche et ce serait mauvais de noyer le poisson comme ça. Il faut laisser le temps aux choses de se faire : la Love Parade, elle s'est faite en six ans et pas en un an. Nous, on a fait un morceau sur le fait que les flics, les pouvoirs publics étaient contre les soirées, maintenant ils sont pro-soirées !!! Ca passe vraiment d'une extrême à l'autre ! C'est un peu bizarre au niveau de la vitesse. Enfin, je crois qu'il y a plein de gens qui sont contents que cette musique soit enfin reconnu et je suis le premier à trouver que c'est intéressant, mais il faut faire attention.… surtout avec un Ministère de la Culture.

Propos recueillis par Jean-Philippe Renoult pour CODA.

Photo : Pierre-Emmanuel Rastoin pour CODA.