Interview : Carl Craig

DECEMBRE 97
L'attitude jazz d'un prodige de Detroit, auteur de plus bel album de techno de l'année 97

Lorsqu'en février 97, nous avons écouté "More Songs about Food and Revolutionary Art", nous n'avons pas hésité deux secondes à le mettre disque du mois de nos chroniques Smart. Cet album, nous en sommes fous. Ce chef d'oeuvre inclassable sonne tout sauf "jazzy", même si l'esprit du jazz y plane sans doute. Non, "More Songs about Food and Revolutionary Art" revendique son héritage techno. C'est sur Transmat, le label de Derrick May, l'un des trois inventeurs - black - de la techno à Detroit, que Carl Craig s'est fait connaître. Il délivre dans son dernier album une musique instrumentale aux textures délicates, à la fois triste et sensuelle, un blues électronique plein de surprises, jusque ce morceau qui tombe, comme ça, dans l'oreille, avec le chant d'une femme a capella. Vous avez dit techno ? Artiste visionnaire d'à peine 29 ans, Carl Craig a commis maxis et albums sous plusieurs masques : Pyche, 69, Paperclip People ou encore Innerzone Orchestra. Sous ce dernier nom est sorti en 93 un single considéré comme le titre précurseur de cette drum & bass si inspirée de jazz : "Bug in the Bassbin". Carl Craig ne met jamais deux fois les pieds dans les mêmes baskets. Il conçoit sa musique comme une aventure permanente. C'est ainsi qu'il faut interpréter sa participation au formidable dernier album de Kirk Degiorgio, alias As One, "Planetary Folklore". Comme il l'exprime dans notre interview, marier le jazz et la techno ne l'intéresse pas en soi. En revanche, ce qu'il aime, c'est puiser partout - jusque dans le jazz ou la musique industrielle - de quoi pousser sa musique toujours plus loin des limites...

Aujourd'hui, te sens-tu plus proche d'un DJ comme Carl Cox ou d'un musicien comme Herbie Hancock ?
Carl est un bon DJ, mais Herbie était un vrai maître de la musique, tout autant que le maître de l'électronique. Il a toujours gardé toutes les portes ouvertes sans se soucier des limites des genres, des règles du jazz, du funk, de la musique électronique. S'il me fallait désigner un modèle pour ma carrière musicale, j'aurais plus de facilité à le choisir, lui, plutôt qu'un autre...

Tu as écouté les disques de la période électrique de Miles qui semblent tant influencer les musiciens techno d'aujuord'hui, comme "Beetches Brew" de 1969 ou "On the Corner" de 1972 ?
C'est une radio de jazz, ici à Detroit, qui m'a familiarisé avec la musique de Miles et plus largement avec le jazz. Sinon, je suis récemment tombé sur "Live Evil". J'adore cet album complètement éclaté, bourré d'idées et de gimmicks fous, ces pulsations insensées... Il y a un autre disque de Miles que j'aime beaucoup, qui date des années 50, et pas des années 70 celui-là, "Sketches of Spain", avec Gill Evans. C'est un disque sublime...

Comment réagis-tu lorsque quelqu'un te dit qu'il a senti un profond feeling jazz dans des titres comme "Butterfly" ou "At Les" de ton dernier album ?
Je ne prends pas ça comme une insulte, mais comme un compliment. Certains voient d'abord ma musique comme de la techno. D'autres vont plus loin que l'apparence, ils y voient quelque chose de différent, et j'apprécie ça. On a comparé également ma musique à du Stevie Wonder. Ce sont des compliments. Malheureusement, je ne crois pas que je réussirai à composer des standards du niveau des leurs. Oui, vraiment, c'est cool que des gens trouvent qu'il y a un esprit jazz dans ma musique, tant qu'il ne la trouve pas "jazzy". "Jazzy", c'est comme une couche de vernis pour faire "jazz", pour faire bien... "Jazzy", c'est un leurre : on se la joue jazz. On fait comme si... Mais derrière il n'y a rien. C'est un peu pareil avec la techno : si quelque chose sonne comme de la techno, on dit que c'est "technoish"... Et en réalité c'est de la mauvaise pop avec un petit quelque chose, quelques touches de synthé qui fleurent la techno. Voilà pourquoi, si l'on me dit que ma musique est jazzy, je prends ça comme une insulte...

Tu as dit "technoish" ? Je ne connais ce terme...
Le "ish" a la même valeur que le "y" qu'on ajoute à jazz. On pourrait dire "jazzish"... Au fond, "technoish" ou "jazzy", c'est la même merde...

Quel type d'images te viennent en tête lorsque tu entends ce mot : jazz ? Tu penses à des artistes en particulier ?...
Je ne pense pas à un artiste en particulier. Je pense à l'attitude, à l'esprit, aux éléments qui composent le jazz, les différents sortes de jazz...

L'improvisation ?
Oui. Mais surtout j'entends, j'imagine le son du jazz que j'aime.

Ne penses-tu pas qu'il y a des liens entre techno et jazz : l'improvisation, ou encore le refus du mode classique couplet / refrain ?
J'ai toujours pensé que la vraie techno était proche du jazz, notamment par le respect de l'artiste à sa musique, en dehors des modes et des règles préétablies, avec un même sens de la liberté, et puis l'improvisation évidemment. Il y a des valeurs communes entre jazz et techno. Bien plus que le rock, ce sont des musiques que les gens ont tendance à mettre dans des cases... Il y a des tas de gens qui enferment la techno dans un genre, un son particulier, et font tout pour qu'elle y reste. De la même façon, le jazz a toujours eu ses puristes. Les gens pensaient que le jazz devait sonner d'une certaine manière, et pas autrement. Or le jazz ou la techno deviennent ennuyeux et perdent tout leur sens s'ils restent enfermés dans une structure, calés entre des frontières. Les vrais artistes de jazz ou de techno, justement, ont ce point commun qu'ils se sont toujours foutus de ces conformismes, qu'ils se remettent en cause, qu'ils cherchent sans cesse des voies nouvelles. Sans cesse ! Jamais les grands musiciens de jazz ne se sont dits : tiens, là je dois sonner jazz, je dois faire ceci ou cela parce que le jazz, c'est ça et pas autre chose. Non, les Miles et les Herbie ont toujours suivi leur feeling, leurs envies, leur soif de nouveauté... sans se satisfaire des canons du jazz.

Aucun album de Miles ou de Weather Report ne ressemble au précédent, ils ont toujours exploré de nouveaux territoires...
C'est juste, mais l'artiste de jazz que je préfère, c'est Alice Coltrane. J'adore l'album "World Galaxy"...

Et John Coltrane ?
John Coltrane est un musicien extraordinaire, mais il fait partie de notre environnement. Alice Coltrane, c'est autre chose : quand je l'ai découverte il y a quelques années, j'ai pris une claque. C'était une expérience vraiment nouvelle. J'aime la façon dont elle joue, j'aime les sons, les impressions qu'elle tire de sa harpe...

Et le jazz d'aujourd'hui ? La nouvelle génération de jazzmen ?
Un jour, j'ai entendu Roy Hargrove jouer. C'est un virtuose. Mais je n'ai pas accroché... Peut-être était-ce côté retour aux classiques ? Je n'ai pas voulu aller plus loin... Peut-être faudrait-il que je réécoute des jazzmen de ma génération...

N'y a-t-il pas un faux sens à propos de la techno : à partir du moment où il s'agit d'une musique électronique, faite avec des machines, on se croit obligé de la considérer comme froide, sans vraiment l'écouter...
Je crois qu'au début des années 70, le jazz qui utilisait l'électronique a eu le même type de problème. Des critiques en parlaient comme d'une musique artificielle. Beaucoup ne comprenait pas, en particulier, pourquoi Herbie Hancock expérimentait avec toutes les nouvelles machines qu'il dénichait. Les instruments électroniques ne sont pas là depuis assez longtemps pour être acceptés comme de "vrais" instruments. De plus, un violon, une batterie ou une guitare ont un son repéré. Les synthés au contraire peuvent tout imiter, sans parler du sampling ! Alors, pour bien des gens, l'adjectif électronique disqualifie toute musique. Dans les années 60 ou 70, certains se refusaient à écouter une musique s'ils savaient que les musiciens avaient utilisé un synthétiseur Moog, ils qualifiaient ça de "techno shit"... Pour ce type de gens, l'électronique, c'est forcément une arnaque. Ils ne peuvent imaginer que des artistes puissent utiliser l'électronique, non pas pour imiter, mais pour tenter d'imaginer d'autres sons et d'autres univers musicaux...

Que penses-tu du terme "techno soul" de Derrick May ?
C'était une sorte de boutade, une expression qui disait simplement que la techno est urbaine, mais qu'elle peut être sensuelle et avoir une âme, qu'elle n'est pas juste robotique. Que les gens comprennent ça, c'est très important. La majeure partie de la techno, en particulier à Detroit, est une nouvelle sorte d'expression, une nouvelle culture, quelque chose de très similaire à ce qu'était Motown pour la soul music, ici à Detroit... La techno, c'est une forme d'art populaire comme la soul de Motown...

Est-ce que d'autres musiciens, DJs ou producteurs de techno comme Derrick May, Kenny Larkin ou As One (Kirk de Giorgio, avec lequel tu joues sur son dernier album), ont une vraie culture soul et jazz ?
Sans hésiter, Kirk a une vraie culture soul et jazz. Je crois que Derrick, lui aussi, a été pas mal exposé au jazz. Kenny, je ne sais pas vraiment, je crois qu'il a été exposé au jazz comme moi je l'ai été, que cela faisait partie de son contexte de vie sans qu'il y plonge réellement, jusque il y a quelques années, où comme moi, il s'y est plongé réellement.

Lorsque tu étais gamin, à Detroit, est-ce que tu as entendu les albums de Tribe Records, avec son jazz underground teinté de soul, ou la musique de Sun Ra, qui n'était pas loin, à Philadelphie ?
C'est assez récemment que j'ai vraiment découvert Sun Ra, par le biais de Francisco Mora, qui a joué de la batterie avec Sun Ra, et qui joue maintenant dans mon groupe. Francisco m'a beaucoup influencé, en ce sens qu'il m'a fait découvrir des tas de musiques de Sun Ra, de Max Roach et de plein d'autres jazzmen. Ce sont pour moi des musiques essentielles, riches en expérimentations et en improvisation sans perdre leur sens et leur force de séduction...

Avec "Bug in the Bassbin" en 93, sous le nom d'Innerzone Orchestra, tu as été en quelque sorte l'un des pionniers de la drum & bass, que penses-tu de l'influence du jazz sur tout ce courant drum & bass ?
Cette influence est claire... La drum & bass a trouvé une façon de tout mixer et d'en faire une autre musique, mais il y a dans la drum & bass un vrai respect pour les maîtres de la musique, même si l'on s'en rend pas toujours compte. Ils ne samplent pas n'importe quoi et n'importe comment comme à l'époque de l'acid-jazz...

Tu joues donc avec des musiciens de jazz ?
Oui, avec Francisco, et puis Rodney Whitaker à la basse : Rodney a joué avec des gens comme Yussef Lateef ou Bob James...

Tu vas enregistrer avec eux ?
Peut-être. On essaye de créer quelque chose. C'est assez intense, assez fort... Mais je ne sais pas ce que ça va donner. On va voir.

Tu joues live avec eux ?
Oui, au printemps on a fait une tournée ensemble, dans des festivals et dans des clubs.

Tu crois que la place de la musique techno est sur les dancefloors, ou au contraire qu'elle a sa place en live dans des salles de concert comme le jazz ?
Le problème, avec la techno, c'est qu'on la considère comme la chose d'un seul homme. C'est l'idée qu'on en a... On l'imagine un peu à l"image de ces gars, au milieu de la rue, qui ont leur tambour sur leur dos, l'harmonica à la bouche et la guitare à la main... Suffit de remplacer ces instruments par les machines, et la métaphore marche : on a ce gars, dans la rue, qui joue de tout à la fois, qui s'amuse, qui joue des standards, et qui joue tout le temps la même chose. Mais la techno, ce n'est pas ça. Ce n'est pas cet homme orchestre qui joue toujours la même chose pour s'amuser et gagner du fric. C'est d'abord une musique d'exploration, qui tente sans cesse d'aller plus loin, de passer les frontières. C'est ça, la vraie techno : pousser plus loin les frontières de la musique. C'est ça que nous tentons de faire, avec Rodney et Francisco, créer une musique totalement différente, choquante pourquoi pas, une musique intense qui naît profondément de nous et qui peut donc avoir sa place n'importe où...

Comment est venu le titre de ton dernier album, "More Songs about Food and Revolutionary Art", et pourquoi cette référence au deuxième album des Talking Heads, "More Songs about Food and Buildings" ?
C'est une histoire assez amusante. J'avais oublié cet album des Talking Heads, que j'avais écouté il y a très longtemps, quand j'étais gamin. Je les avais vus en concert. Pour moi, ils sonnaient un peu comme King Crimson, une sorte de musique en continu. A l'époque, j'étais complètement dans la new wave. J'ai donc acheté l'album, sur lequel on trouve des tas de choses formidables. Pendant sept ans, ou même dix, je n'ai plus écouté "More Songs about Food and Buildings". Je l'ai oublié. Et puis, au moment de mon album, je voulais traduire cette idée de "Revolutionary Art" sans être péteux... Et cette phrase, "More Song about Food and Revolutionary Art" m'est venue comme ça dans ma tête, naturellement, sans que je sache comment, et sans que je me souvienne d'un quelconque rapport avec le disque des Talking Heads. Ca sonnait bien. Et puis, dans une interview, un journaliste m'a parlé du disque des Talking Heads... Il y a eu un blanc dans la conversation, et je me suis dit : "Ouuuuaho !!! Mince ! C'est donc de là que ce titre vient... et ça m'a fait rire...

Tu parles de "masters" à propos de Miles ou d'Herbie Hancock, parlerais-tu de "masters" à propos de musiciens comme Brian Eno ou Throbbing Gristle, auxquels tu as fait référence dans l'un de tes disques les plus expérimentaux, "Four Jazz Funk classics" ?
C'est un peu différent. Throbbing Gristle, c'est l'un de ces groupes où vous pouvez puiser le plus de choses passionnantes, mais qui porte aussi des feelings négatifs, ce qui fait que leur albums sont durs à écouter constamment. Vous pouvez mettre n'importe quel album de Miles Davis, comme ça, et puis le réécouteer encore et encore, ça marchera. Throbbing Gristle ont eu certaines des idées les plus géniales qui ont nourri la musique d'aujourd'hui, mais on ne peut pas écouter du Throbbing Gristle comme on écoute du Miles Davis. Pour bien les apprécier, il faut laisser reposer l'écoute. Ne plus écouter leurs disques un an, deux ans... et puis après y revenir, et là vous redécouvrez l'excellence de leurs idées. Vous vous dîtes : tiens écoute ça, c'est brillant... Brian Eno, il a fait des trucs formidables. Eno est un grand maître, mais plus pour ces idées, par exemple de mêler la musique et l'art, d'appliquer des principes de l'art pictural à la musique. Il a un sens hallucinant de la culture, des rapports entre musique et vie quotidienne. Mais Miles Davis, John Coltrane ou Thelonius Monk, ils faisaient tout simplement une musique brillante. Ce sont des maîtres de musique plus que des maîtres d'idées, même si leur musique vibre sans cesse d'idées nouvelles. C'est magnifique. Ils parlent aux tripes. C'est pourquoi, finalement, leur musique est mon vrai carburant...

Et le blues ? En écoutant "More Songs about Food and Revolutionary Art", j'ai eu l'impression d'écouter du blues électronique...
C'est définitivement un bon feeling. Le blues est probablement l'expression la plus naturelle de la musique black, plus naturelle que toute autre expression. Si tu écoutes un virtuose au piano, qui vient du ghetto, d'une zone urbaine, il arrivera peut-être à faire swinguer Bach, il lui donnera un style, une humeur... blues. Miles Davis parlait très souvent de sa volonté de mettre du blues dans le jazz, de s'en inspirer plus que de tout autre musique. Sa musique était du blues. Et cette influence était essentielle parce que le blues était la musique avec laquelle il a grandi bien plus que le be bop. Pour moi, le blues est l'expression naturelle de ma musique. Que je fasse des beats, des mélodies ou des arrangements de toutes sortes, au final, ce qui reste c'est le blues, plus que toute autre chose, plus que toute autre influence, plus que la façon dont je suis influencé par Kraftwerk, par Alice Coltrane, par Led Zeppelin ou quoi que ce soit d'autre... Toutes mes influences en reviennent finalement au blues car c'est ce qui vient de mon coeur, de mon âme... Tout conflue vers le blues, vers mon blues à moi, celui qui trottait dans la tête quand j'étais gosse, et qui restera toujours au fond de moi...

Et la techno ? Ce mot a-t-il encore un sens ?
Je ne sais pas. Il y a des tas de gens qui ont fait dans le passé de bons disques de techno et qui font aujourd'hui de la merde totale, qui essayent de coller au style d'autres gars, qui perdent leur point de vue, leur propre musique... J'essaye d'expérimenter avec tout ce que je trouve d'intéressant, parce que cela me passionne en tant qu'artiste, pour creuser ma propre voie, je n'essaye pas de faire jazz, ou de faire de la musique influencée par le disco, comme ça, parce que ça revient à la mode. Je préserve ma voie. Et quand j'écoute ces mauvaises ressucées de disco d'artistes que j'appréciais, je frémis...

Tu as une idée de l'endroit où va ta musique ?
Non, pas vraiment. Il y a tant de gens qui m'inspirent aujourd'hui. Tant de gens avec lesquels j'ai envie de jouer. J'espère que ce sera un grand mix de musiques pour créer un style totalement neuf qui me correspondra profondément, sans triche... Avec des jazzmen et mon expérience de la musique électronique... mais aussi avec d'autres influences inattendues, tenter de créer quelque chose d'aussi neuf et de frais que la drum & bass quand elle est apparue il y a quatre ans...

Propos recueillis par Ariel Kyrou
Photo : D.R.