Interviews : Cassius

FEVRIER 99
Kiffe le gros son et le funk ébouriffant du nouveau caïd de planète house frenchy...

Malgré leur patronyme inconnu, les deux Cassius, Philippe Zdar et Hubert Boombass, ne sont pas des petits nouveaux sur la scène musicale groovy. Artisans du son MC Solaar à sa préhistoire, ce sont par ailleurs deux producteurs-remixeurs de renom, oeuvrant depuis des années dans l'ombre des studios. Leurs projets plus personnels datent d'il y a environ quatre ans, à l'heure de la sortie de leurs premiers maxis sur Mo'Wax (sous le nom de La Funk Mob) et de leurs participations aux compilations Source Lab. Deux ans plus tard, c'est la consécration pour Philippe et son projet Motorbass aux côtés d'Étienne de Crécy (Mr Superdiscount) et de la nouvelle génération électronique française. Aujourd'hui, "1999", l'album de Cassius, heureux, ultra-groovy et dancefloor, est annoncé comme le plus bel objet festif à l'approche du millénaire. Après Air et Daft Punk, et derrière Cassius, c'est toute une scène qui s'apprête à éclater tous azimuts en cette rentrée 99. Alors, Cassius est-il promis au mega succès planétaire ? En attendant, nous vous présentons en version intégrale l'interview de Philippe Zdar et Hubert Boombass par Jean-Yves Leloup...

Gamins, quelle a été votre première approche de la musique ?
PHILIPPE ZDAR : Dans ma chambre à coucher avec ma batterie
HUBERT BOOMBASS : Moi aussi, avec un quatre pistes parce que j'avais la chance que mon père me ramène du matos. Le premier choc, ç'a été quand j'ai enregistré, sans même le comprendre, une puis deux pistes, qui ont fini par se mixer à l'écoute de la bande. Là, je me suis dit : l'école, c'est plus pour moi.
P. Z. : Ma première batterie, ç'a été le choc de ma vie. Au grand dam de toute ma famille d'ailleurs. Le côté studio et magnéto, c'est venu bien après, vers quinze-seize ans. Et puis à vingt ans, ma première expérience professionnelle en tant qu'assistant. Le vrai nom pour assistant est anglais : Tea-boy. Tu vides les cendars et de temps en temps on te demande de faire le patch sur un énorme appareil de connexion. Je galèrais vraiment dessus. Moi, faire le café et écouter la musique, ça me suffisait amplement.

Si je vous pose ces simples questions, c'est parce qu'il me semble que vous êtes d'abord des bidouilleurs, des ingénieurs du son plutôt que des musiciens traditionnels
P. Z. : Absolument. Mais à l'origine j'étais loin de vouloir devenir producteur. Hubert, lui, c'était sa véritable ambition.
H. B. : J'ai eu la chance de mettre un peu plus tôt les pieds dans le studio grâce à mon père qui est ingénieur du son. J'ai vite trippé sur le rôle du producteur. Philippe et moi, on a en commun d'avoir eu une batterie vers l'âge de douze ans. On ne kiffait pas la même musique mais on avait ce même attachement au rôle du batteur. C'est un petit peu le héros caché du groupe.
P. Z. : Le batteur du Muppet Show, celui des Who, autant de symboles qui nous ont marqué. Un vrai dingue, quoi.
H. B. : C'est proche du DJ dans les formations hip-hop. Il parle peu mais il intervient chaque fois que c'est nécessaire.

Justement, votre passé hip-hop est-il important ?
H. B. : A l'origine, on est très éclectique. Par la suite, j'ai découvert le mouvement hip-hop, pour me disperser à nouveau rapidement après.
P. Z. : Un des mes potes dit toujours "aucune musique ne m'est étrangère", l'ouverture c'est la règle. Et c'est exactement ce que je vis. Je m'intéresse par exemple à des trucs hardcore comme les productions de Laurent Hô, que je croise depuis très longtemps, depuis l'époque des raves. J'écoute toujours ce qu'il fait, et pourtant c'est plutôt chelou.

Y a-t-il des artistes qui vous ont permis de passer d'un univers à un autre, qui ont fait office de passeurs ?
H. B. : Oui, il y a toujours une première fois, un morceau, une chanson, ou un DJ qui, dans le cas de la house, peut faire office de passeur. Lorsqu'il enchaîne quinze titres d'enfer en club. C'est comme ça que ça m'est arrivé, en écoutant les mixes.
P. Z. : "Sex Machine" de Sly and the Family Stone, une chanson de treize minutes avec une partie de guitare incroyable, puis "Jungle Groove" de James Brown, je l'écoutais en boucle, après avoir écouté du hard.

Vous qui connaissez les gens du hip-hop français qui cartonne en ce moment, est-ce qu'ils commencent à reconnaître votre boulot ?
H. B. : Il y a toujours des types plus ouverts que les autres dans ce milieu, et la reconnaissance qu'ont certains calment les esprits. Il y a désormais un respect, dans la mesure où ce que tu fais marche bien. C'est presque une question de classe. C'est plus à ce niveau là que sur le fond, sur la musique.
P. Z. : Mais on ne connaît pas la nouvelle génération hip-hop. Il y a des ouvertures qui se font tout simplement parce qu'ils ont l'occasion d'entendre des artistes comme Daft Punk ou Stardust. Chez un de mes potes, "Music sounds better with you" a tout changé, il s'est enfin mis à s'intéresser à ma musique. Je suis sûr que quelque chose va changer.
H. B. : Mais l'intégrisme musical fait aussi bouger les choses, pousse les artistes à expérimenter au maximum. L'ouverture peut te pousser à t'éparpiller.

Producteurs, remixeurs, DJs, ingénieurs du son, bidouilleurs, vous pratiquez le son sous toutes les coutures. Comment est-ce que vous définissez votre profession ?
H. B. : Je me sens musicien
P. Z. : Artiste. Je me sens fier de faire partie de cette communauté. Notre seule ambition c'est de se faire plaisir tout en faisant plaisir aux autres.
H. B. : On peut même se considérer très privilégiés de pouvoir vivre de notre art. C'est le summum de la liberté.

Votre musique, c'est plus une affaire de collages que de jam sessions
H. B. : Seuls deux musiciens ont été invités à venir travailler sur l'album, un bassiste et un clavier, dont Stéphane Malca. Mais on a finalement gardé peu de choses. D'habitude on accueille pas mal de musiciens différents. Mais là, on s'est tellement éclatés qu'on s'est dit qu'on pouvait se suffire à nous-mêmes. Ce n'est pas une question de mégalomanie ou d'égocentrisme mais on a préféré se concentrer sur cette simple formule.
P. Z. : C'est vrai qu'à 99%, c'est du pur bidouillage.

Vous avez accès à de gros studios. Est-ce que vous travaillez vraiment différemment du reste de la génération techno-house, qui se contente généralement de peu de matériel et d'un home studio basique
P. Z. : Toute la programmation est réalisée chez nous, avec le même matos que les autres. Par la suite, on s'éclate avec une grande console de mixage SSL. Les autres musiciens, s'ils le pouvaient, ne s'en priveraient pas. J'ai travaillé dix ans dessus, je suis à l'aise.
H. B. : Tu te rappelles quand est sorti le premier maxi de La Funk Mob ? A l'époque, toute la production trip hop était réalisée sur de petits home studios. Notre maxi avait vraiment impressionné tout le monde. C'est sûr, on kiffe le gros son.
P. Z. : Mais le gros son, on peut l'avoir aussi avec un tout petit matos, c'est le cas pour les remixes quand on ne dispose pas d'un gros budget. Reste que la plus grande partie de notre musique est réalisée chez nous.
P. Z. : Dans cette pratique du home studio, il y a quelque chose de proche de cette culture rebelle des producteurs, de cette attitude punk que l'on retrouve dans le rap, où l'on balayait enfin toutes ces vieilles règles. On voit arriver des gamins qui ont travaillé dans leurs chambres et qui relèguent tous les pros qui ont vingt ans de boulot derrière eux.

Vous êtes de gros bosseurs
H. B. : C'est une des rares lois qui tiennent dans ce métier. Les mecs de quinze ans, qui attendent derrière toi, risquent rapidement de te surpasser, tu ne peux pas arrêter, il faut travailler tous les jours.
P. Z. : C'est même viscéral. En fait, je travaille jamais, je suis un non-bosseur, on fait notre musique, on trippe.

Philippe, ton boulot, c'est un va-et-vient entre studio et dancefloor ?
P. Z. : Disons que je passe 90% de mon temps chez moi, en studio. Le dancefloor, je n'ai pas envie que ça devienne un boulot, je kiffe à chaque fois, c'est une manière de se lacher, de se défouler, qui n'a rien à voir avec la production. Hubert, c'est en venant en club qu'il est venu à cette musique, en se rendant compte de ce que c'est que de se livrer à des gens qui ne sont là que pour danser, pour le simple plaisir hédoniste.

Lorsque l'on vous voit en club, ce n'est pas toujours évident de deviner ce qui se passe derrière les consoles ? Je crois que Philippe mixe et Hubert manipule les samples en direct
H. B. : Quand le truc est vraiment réussi, personne ne sait que je suis là. Et je suis content si quelqu'un se demande quel est ce disque avec ce sample inédit. De cette manière, on prolonge le travail de studio, sans filet, c'est de l'arrangement en direct, improvisé parce qu'on refait rarement deux fois la même chose.
P. Z. : Du côté DJ, ça donne une liberté incroyable, une vraie souplesse. Si on a envie de faire monter un morceau, il suffit que Hubert balance un truc et voilà.
H. B. : C'est l'école de la mort, ça te donne plein d'idées, et une relation plus proche avec le public. En s'immergeant à fond dans la musique de cette manière, tu vois tout de suite si ça marche ou pas, si les gens dansent ou pas.

Vous vous sentez parfois frustrés par rapport aux musiciens plus traditionnels ?
P. Z. : Pas du tout. Dans ce type de musique, ils n'arrivent à rien.
H. B. : Il faut savoir être touche-à-tout, avoir des notions de son, de batterie. plutôt que de simples solistes. Si par exemple tu ne joues que de la basse et que tu veux composer un morceau, tu peux tout juste t'aider d'une boîte à rythmes, et tu vas vite être frustré. La frustration dont on parle, elle est plutôt là, du côté des musiciens traditionnels.
P. Z. : Hubert a des notions de claviers qui nous aident beaucoup mais s'il jouait comme un pro, il jouerait sans doute des trucs trop chouettes, cette musique doit rester brute. J'aime cette idée que l'on ne soit ni des musiciens à 100% ni des producteurs ou des ingénieurs. Sans compter ma pratique du DJing qui m'a beaucoup apporté.
H. B. : C'est caractéristique de cette fin de siècle, dans tous les domaines, on assiste à l'avènement des touche-à-tout dans l'art, la photo, l'image

Vous avez une manière bien précise de travailler sur le son. En particulier sur le souffle, les dérapages du sample, la vibration des fragments sonores. Ce sont certaines de vos obsessions qui sont carrément devenues une marque de fabrique
P. Z. : Ce n'est pas étudié, c'est quelque chose de très naturel, c'est tout simplement notre son. J'adore le souffle. Déjà gamin, les ingénieurs du son me le disaient, le souffle c'est la vie. C'est aussi un contrepied à toutes ces années de production digitale super clean. C'est vraiment le son que l'on cherche, comme si l'on avait dû transpirer pour l'obtenir.
H. B. : Le digital, c'est fabuleux pour les voix. Pour ce qu'on fait, il faut que ça soit "roots".
P. Z. : Ce son existait déjà chez La Funk Mob et Motorbass. C'est quelque chose de difficile à décrire. C'est une sensation, un grain, une texture, une atmosphère.

Autre caractéristique chez vous, c'est cet usage de basses très sourdes, sur lesquelles viennent parfois se poser des percussions très sèches, rugueuses, tranchantes
P. Z. : Ca vient sans doute du reggae. En tant qu'ingénieur du son, cette musique a eu une importance considérable, notamment dans cette manière de marier les extrêmes. La basse énorme, le medium agressif et l'aigu scintillant. Nous, c'est l'amour de la basse qui nous a poussés dans cette voie.

Quant à la voix sur l'album, vous avez une manière très particulière d'utiliser des choeurs de samples, des voix qui se répondent et se télescopent
P. Z. : A l'origine, c'est pour éviter les problèmes de droit que l'on s'est mis à enfiler ces petits fragments de voix. Cette contrainte est par la suite devenue une figure de style. Reconstituer une voix à partir de quatre samples différents, ça devient à ce moment beaucoup plus personnel.
H. B. : C'est comme si on avait quarante choristes dans le placard. La destructuration du chant, la désintégration du chanteur, on est a fond la-dedans en ce moment. Il y a quelques années, à l'époque où l'on travaillait plus dans le hip-hop, on faisait venir des choristes et on leur disait de faire ce qu'ils voulaient, n'importe quoi, histoire de récupérer des fragments de freestyle vocal.

C'est un travail méticuleux ?
H. B. : Pas vraiment. C'est Philippe qui s'occupe de toutes ces questions de mix. Ce que j'aime chez lui, c'est qu'il n'en a rien à foutre des différentes lois qui régissent le son et la musique. L'important, c'est le résultat, quelle que soit la méthode. C'est ça que je trouve artistique dans sa démarche sonore : "tiens, pourquoi on essayerait pas plutôt ça avec ce son de basse", alors que ça ne se fait pas du tout. Et en plus, ça marche.

Vous gérez aussi votre image de façon très précise
H. B. : On a mis beaucoup de temps à faire cet album, la musique, la pochette comme le clip. Pourquoi, au moment où l'on doit apparaître dans la presse, faudrait-il bacler le travail ?
P. Z. : Et puis nous sommes des producteurs, pas des chanteurs. C'est dans les gènes d'un chanteur de jouer au héros, de se montrer. Ca ne nous intéresse pas. On essaye de canaliser tout ça ou de se camoufler. Vue la musique que l'on fait, c'est inutile de mettre quelqu'un en avant.
H. B. : Ce qu'on a à dire passe par la musique. Mais c'est important d'avoir une certaine cohérence visuelle et stylistique, et de trouver la bonne représentation qui puisse nous convenir à travers les médias.

Il y a aussi chez vous tout un jeu de pseudos, histoire de dérouter l'auditeur : La Chatte Rouge et Motorbass, c'est-à-dire Etienne de Crécy et Philippe, et puis vous deux, nommés Cassius, La Funk Mob ou même L'Homme qui valait trois milliards
P. Z. : L'ambition est la même, c'est une manière de se mettre en retrait, à l'abri.
H. B. : Tout ça a créé un amusant jeu de pistes qui marche bien sur la scène indépendante.

On parle de house à votre sujet, mais votre album ne relève-t-il pas simplement du funk ? A l'image de ce funk futuriste et aventurier des années 70 ou même du début des années 80
P. Z. : Je l'ai toujours dit, le rap, la house, tout ça c'est du funk. Ce sont les mêmes racines. Dans nos morceaux comme dans nos interviews, on s'est souvent amusés à parler de nu-funk, de transfunk, du funk de 1999.
H. B. : Dans ce mot, tu retrouves la sueur, le groove, la transe, l'hypnotisme, le mouvement. A l'époque, le funk avait ce côté rebelle contre la soul de bonne famille. Le funk, c'est le côté crado des choses, qu'on a essayé de conserver dans notre musique.

Justement, le titre de l'album, 1999, c'est un clin d'oeil à Prince ?
P. Z. : Un petit hommage, entre autres. Mais cette année-là, j'en rêve depuis que je suis gamin, "Cosmos 1999"
H. B. : C'était le futur et on y est enfin !
P. Z. : Je suis dégoutté, les voitures marchent encore à l'essence
H. B. : Et moi je roule toujours en scooter. Heureusement la Playstation est arrivée, on l'a attendue des années !

Et quant au nom Cassius, qui fait penser à Cassius Clay. J'ai l'impression qu'il y a chez vous tout un panthéon d'artistes black
P. Z. : Il n'y a pas de fixation, mais la majeure partie des artistes que j'ai adorés étaient renoi. J'adore Cassius Clay mais ce n'est pas la vraie raison pour laquelle on a choisi ça.
H. B. : Et puis ce nom, il l'a rejeté pour Mohammed Ali. C'est juste un beau nom.
P. Z. : Cassius, c'est pas l'un des deux assassins de César ?

Propos recueillis par Jean-Yves Leloup.