Interview : Autechre

AUTECHRE

Les deux parrains de l'electronica racontent leurs étranges aventures sonores sur le mode fractal

Autechre s'est fait remarquer dès le début des années 90 avec un son résolument à l'écart des dancefloors, comme un des nouveaux groupes électroniques anglais à l'origine de ce qu'on a appelé l'electronica ou Intelligent techno. Depuis les compilations "Artificial Intelligence" sur WARP, leur label d'élection, ils poursuivent leur route à la recherche de l'accident qui fait (ou défait) la mélodie et du choc sonore survenu lors d'une programmation malencontreuse, sinon du bruit magnifique trouvé en peaufinant de savants calculs mathématiques que leur logiciels autorisent. Un groupe et un son à part pour une musique belle comme une fractale, toujours surprenante, où l'apparente complexité cache une humanité d'enfant qui surgit au fil des écoutes. Plus que jamais, leur cinquième album, "LP 5", dévoile la beauté des circuits et le ronronnement sourd des lointaines galaxies. Nous vous présentons une interview "aléatoire", où Autechre nous avoue qu'en fait de duo, ils sont un trio avec leur "CuBase". Rencontre en mode numérique, entre techno et musique contemporaine...


Quel est le propos de ce nouvel album ? Il s'appelle "Number Five", je crois ?
"LP 5".

Pourquoi un nom si simple ?
Je ne sais pas, tous les noms de tous nos albums sont simples. C'était le seul approprié. Pour le moment on fait des trucs qui sont "effortless" (faciles), mais pas "useless" (inutiles), et un nom dans le même genre était parfait.

La musique n'est pas aussi simple que le titre : si les mélodies sont simples, les rythmes sont au contraire de plus en plus compliqués... Cela faisait partie du propos d'ensemble?
Il n'y pas de propos précis général, mis à part le fait de réunir les meilleurs trucs qu'on a fait dernièrement de la meilleure façon possible. C'est le meilleur moyen qu'on a trouvé pour s'exprimer : on fait les morceaux, et on les réunit pour faire un album. On a fait plusieurs types de morceaux, ce disque est juste une compilation de ceux de ces morceaux qui ont l'air semblables d'une certaine façon. Peut-être sont-ils simples d'une certaine manière, et compliquée d'une autre.

Ces morceaux ont été faits durant la même période, ou alors y a t-il des vieux morceaux mélangés avec les nouveaux ?
Il y a un petit peu de vieux trucs, certains plus anciens même que des morceaux de l'album précédent, mais la plupart des titres ont été écrits cette année. Les morceaux se complétaient de manière idéale, et nous avons mis beaucoup de morceaux de côté, plus que pour le dernier album.

Quand vous devez choisir 70 minutes, et que vous avez des heures et des heures de musique, comment choisissez-vous tel ou tel morceau ?
Bien avant que l'album soit achevé, on peut avoir six morceaux sur bande, et on se rend compte, même à ce moment là, quels morceaux peuvent se "solidifier" - qu'il s'agisse de quelques secondes, d'un segment, d'un morceau entier ou de 75 % de l'album. C'est un procédé très long, un peu bizarre, un peu aléatoire. Il y a tellement de possibilités : nous aurions pu réaliser deux ou trois types d'albums cette année, mais nous avons préféré choisir des morceaux qui s'assemblaient de manière évidente. L'instinct guide avant tout nos choix, pour la sortie d'un album, sans que nous ayons à définir pourquoi. C'est délibéré, mais avant tout instinctif. Ca n'a rien à voir avec une question philosophique ou un truc dans le genre. Nous aimons les morceaux, c'est tout.

Même si ce n'est pas "philosophique", vous avez une relation forte avec vos machines, comme des sortes d'ermites dans une cave... ou quelque chose comme ça...
C'est vrai, nous ne vivons pas à Londres, nous ne faisons pas partie d'une scène particulière, nous n'avons pas vraiment d'amis dans cette musique, nous ne sortons pas beaucoup avec les gens à la mode. Donc oui, on peut nous voir comme des sortes d'ermites... Mais nous avons d'autres occupations que la musique... Comparés à d'autres, nous sommes presque des "reclus"...

A propos de Sheffield, c'est une ville très importante pour l'electronica, depuis quatre ans grâce à Warp, mais il n'y a pas vraiment de scène...
Même avant, il y avait beaucoup de groupes importants : Human League, Cabaret Voltaire, ABC, Heaven 17... Lorsque nous sommes arrivés à Sheffield, on a cherché dans la ville des raisons pour un tel "son", et on n'a rien trouvé, et c'est la même chose pour Warp... Nous sommes de Manchester, donc on voit ça d'un angle particulier, car on a toujours rien à voir avec la scène londonienne... Sheffield c'est nouveau, plus étudiant, il y a moins de vieux qui boivent de la bière qu'à Manchester, qui est plus violente et portée sur le football... C'est même un peu facile de vivre ici, mais c'est peut-être ce qui nous plaît. Cette nouveauté, le fait de ne pas vivre dans notre propre ville. Mais la ville nous influence très peu dans notre travail, nous lui rendons peu. On ferait à peu près la même musique n'importe où ailleurs.

L'année dernière, vous avez beaucoup travaillé pour le live, vous allez continuer dans la même direction ?
Par moment, oui, mais ce ne sera pas central : on fait juste des concerts quand on a passé trop de temps en studio.

Vous êtes toujours contre les remixes ?
Non, on n'est pas contre, on n'en a juste pas fait faire depuis une éternité.

Très peu vous ont remixé, à part Seefeel.
Oui, à l'époque, c'était une expérience, afin de voir ce que ça donnerait de se faire remixer. Avant ça on avait aucune idée du résultat. Il y a des gens qui voudraient nous remixer, mais je pense pas que ce serait très intéressant : trop vieux, trop académique... On serait plutôt intéressé par des gens comme John Oswald, par exemple, qui expérimentent avec le sampling, que par des gens qui font de la dance music, parce que ça serait comme une retour en arrière pour notre musique. Le faire par des gens qui font le même genre de musique que nous serait inutile. C'est difficile de trouver le remixeur approprié. De plus, comme nous utilisons des moyens très différents pour faire nos morceaux en studio, c'est difficile de les fragmenter en parties remixables... Ca ne se limite pas aux samples et aux séquences. John Oswald, lui, n'échantillonne que des grandes parties de disques pop reconnaissables qu'il coupe en morceaux pour les mélanger, les massacrer... Finalement, je pense qu'il s'agit avant tout de choix personnels...

Vous êtes très éloignés de la scène dance, mais est-ce qu'elle vous intéresse encore?
Absolument. Pas la scène, mais le fait de réunir des gens pour qu'ils dansent nous intéresse. La danse réunie les gens, les met au même niveau, et nous tirons beaucoup d'énergie de ça. Mais beaucoup de gens en ce moment profitent de ça pour créer une formule réchauffée avec un pied et un charley… Ce sont des trucs si faciles à faire. La base de la dance musique vient d’Afrique et se fait de manière instinctive, de manière immédiate : c'est la base de la vie. Je sais que ça peut avoir l'air prétentieux de penser ça, mais si l'homme vient d’Afrique et que les rythmes africains sont la base de la dance music, tout le monde a en soi la formule pour faire danser les gens. Voilà pourquoi la techno est si populaire. La meilleure dance music date pourtant des 50's et 60's, et les gens ne la connaissent pratiquement pas. Ou peut être l'acid house de Chicago des 80's: c'était dur, facile, mais également talentueux, instinctif. Voilà ce qui nous influence le plus. L'acid house est probablement la forme de musique du XXe siècle la plus proche de la musique de danse tribale, parce qu'on y retrouve la linéarité, la répétition, les impulsions humaines...

Comme je l'ai dit au début, les rythmes se complexifient encore plus sur votre nouvel album: on retrouve des breakbeats... C'est un retour aux sources ?
Bien sûr, c'est notre vision de la dance music. Pour certains, ça sera du drum & bass, pour d'autres de l'acid house. On n'a pas de réponses. On n'est pas vraiment influencés par le drum & bass, parce que les premiers morceaux que nous avons fait en 91 étaient des morceaux jungle, la rencontre entre le hardcore et le breakbeat... Chacun réalise son potentiel et l'exploite ensuite; notre approche est différente que ceux qui font du drum & bass aujourd'hui.

Le dernier morceau de l'album est plutôt étrange, avec un long vide au milieu de dix minutes et ces sortes de jingles à la fin.. Ca se rapproche de la musique concrète ?
Ca vient d'un programme qu'on a utilisé, et on a décide de le garder...

Le hasard ?
Non, plutôt quelque chose d'"évolutionnaire" ou de mathématique: des patterns et des nombres. Ce n'est pas le hasard parce qu'il y a une structure.

Ce grand silence fait partie de la structure ?
Non, nous l'avons juste laissé là, comme une sorte de blague. Il était parfait là où il était, d'une longueur idéale pour oublier le disque et commencer une conversation.

Quels sont vos projets personnels ?
Un nouvel album de Gescom, "Minidisc", sur un sous-label de Touch, un petit label expérimental anglais, et puis sur Skam, toujours sous le nom de Gescom, avec des vieux trucs, et puis sur Source, et Clear, JVC Rec. au Japon...

A propos de Source, j'ai rencontré David Moufang, il m'a parlé de son studio, ouvert à tout le monde... C'est pareil à Sheffield, pour vous ?
Ce n'est pas aussi ouvert, mais certains amis viennent effectivement, et utilisent notre matériel. Nous partageons notre espace et notre matériel avec des amis proches. Il y a une bande de Manchester avec Mark Wellington, Andy Maddox, M. Williams, ce sont tous des vieux amis... Des gens en qui nous avons confiance... Nous ne voulons pas nous limiter en faisant des collaborations avec des noms différents à chaque fois, parce que les gens en retireraient des styles et des attentes. Gescom est plus ouvert, alors qu'Autechre c'est juste Sean et moi, Rob. "Minidisc" a été fait avec Russel Haswell, qui est avant tout un artiste contemporain mais qui bidouille aussi des morceaux. Nous ne fermons pas des portes pour le plaisir.

Autechre, ça veut dire quoi ?
Rien du tout, c'est juste un mot.

C'est dur à prononcer pour les français.
Il n y a pas de moyen correct de le prononcer, puisque ça ne veut rien dire de précis. On ne l'a pas inventé, c'est venu tout seul.

Sans sens, ça devient presque universel ?
Peut-être.

Un peu comme votre musique, il n'y a pas de manière précise de l'écouter.
Oui. En plus l’album sonne différemment selon l’endroit et le matériel sur lequel on l'écoute. C’est encore plus vrai avec le Projet "Minidisc". Il est fait pour être écouté au minidisc en programme aléatoire. Il y a plusieurs morceaux qui sont initialisés plusieurs fois, en différents fragments, de quelques secondes parfois. Si bien que le programme aléatoire recompose complètement la structure. C’est un mécanisme sans fin.

L'imagination et l'interactivité sont donc essentielles ?
Pas vraiment interactif, même si ça implique beaucoup de choses qu'on peut entendre. La musique doit rester appropriée, pour le live ou pour le studio par exemple. On devrait faire un album dancefloor en live, pour que les gens dansent. C'est plus logique, surtout si on prend en compte le côté instinctif de la musique. C'est discutable, mais c'est notre façon de travailler. Les DJs techno, comme Jeff Mills, créent sur le moment, à partir d'éléments épars. Si on faisait des morceaux club, ils ne marcheraient probablement pas : trop basiques. Il faut bien s'arrêter quelque part, et nous on se limite à nous-mêmes et à nos moniteurs en studio.

Comment savoir quand un morceau est achevé ?
C'est juste un feeling, il n'y a pas de recette magique pour savoir si un vide doit être rempli ou pas.

Par quoi commencez-vous généralement un morceau ?
Des sons généralement... un rythme peut être utilisé comme mélodie, et inversement. On peut jouer une mélodie avec un snare drum, c'est notre façon de faire. Certains motifs rythmiques peuvent révéler une mélodie après plusieurs écoutes, et inversement.

Ca aussi, ça doit venir d'Afrique...
Un son aigu est aussi important qu'une ligne de basse, il n'y a pas de "classe" non plus, entre les sons. C'est simple, puisque tout est au même niveau. Il n y a donc pas de base ni d'élément moins important. Il y a la même philosophie entre Rob et moi, une espèce d'élasticité qui permet à Autechre d'exister.

Vous êtes des "studio junkies", avec plein d'instruments...
On n'en a pas tant que ça... Pendant dix ans on n'en a utilisés tellement peu. On ne s'est mis que récemment aux machines et aux ordinateurs, et c'est lié à notre propre développement économique.

Vous avez développé votre propre programme.
Oui, il est très simple... et personnel pour rester le plus créatif possible. D'abord on utilise un matériel simpliste, qui est correct mais parfois un peu handicapant, tout comme le travail en virtuel qui a ses propres limites. Nous voulons contrôler le mieux possible nos créations, et l'ordinateur est idéal pour ça. Par exemple, on peut utiliser des "faders" au lieu de claviers Midi pour les mélodies, ou des combinaisons de claviers pour créer des trucs inédits, en terrain inconnu. Le clavier Midi n'est pas ce qui nous a poussé à faire de la musique, c'est pourquoi on aime briser les habitudes au lieu de les cultiver. On préfère l'instinct, qu'on privilégie aux habitudes, qui nous limitent.

C'est comme une quête permanente ?
C'est comme si on imaginait toutes nos influences et la façon la plus parfaite dont elles pourraient se combiner... Nous mettons le plus d'atouts possible de notre côté pour ne pas être limités et s'en rapprocher le plus possible. Après notre deuxième album, nous nous somme dits : qu'est ce qui reste à faire ? Alors qu'on savait très bien que c'était une question absurde.

Vous êtes encore jeunes, vous avez encore le temps de trouver à faire...
Oui, et malgré ça c'est incroyable la vitesse à laquelle on peut travailler, même si ça reste encore très loin de la vitesse à laquelle travaillent nos ordinateurs... Il y a quelque chose de magique dans la façon dont on travaille, avec tous ces calculs si complexes qu'on ne peut pas les comprendre complètement. On ne peut que "ressentir". On oublie qu'il s'agit de mathématiques, que c'est Cubase (un logiciel de programmation musical) qui travaille à votre place... On ne pense pas aux changements réels, mais au changement de son : c'en devient presque conceptuel. Et instinctif, puisque c'est si compliqué en réalité.

On croirait entendre des généticiens du son...
La comparaison la plus basique seraient les fractales, qu'on a découvert à la fin des 80's : ces courbes et spirales infinies, qu'on regarde sans comprendre. En fait, c'est impressionnant mais simple, puisque c'est naturel. Puisque c'est une loi très basique. Mais la complexité rend ça incompréhensible et magique. Le seul moyen de comprendre, c'est de geler tout ça pour l'analyser. Au final, tout ce qu'on veut, c'est "sentir" nos morceaux de la bonne manière. Souvent, c'est mieux de ressentir quelque chose d'agréable sans savoir ce que c'est, ni pourquoi. Beaucoup de compositeurs contemporains composent délibérément des choses qui n'ont pas été composées auparavant : ils oublient que le plus souvent, si ça n'a pas été composé avant, c'est que c'était mauvais. On tient à utiliser notre goût pour composer, même si ce n'est pas académique. Ca doit "sonner", et rester humain.

Propos recueillis par Jean-Philippe Renoult.

Photo : Pierre-Emmanuel Rastoin.