Interview : Juan Atkins

MARS 99
Les racines du funk high tech du grand pionnier de la techno de Detroit

Etrange. Jusqu'à ces derniers mois, Juan Atkins avait la réputation d'être un ermite qui jamais ne sortait un CD, cloîtré dans ses studios de Metroplex à Detroit... Presque une légende : celle du pionnier de Cybotron, créateur d'un album pré-techno dès 1982 et inventeur d'un nouveau genre musical avec ses amis de Detroit (Derrick May et Kevin Saunderson, eux aussi Black), celle d'un grand artiste underground définitivement coupé du monde... Et puis hop : le voilà qui sort coup sur coup deux albums. En décembre, il y a eu "Skynet" sous le nom d'Infiniti, merveilleuse petite perle de techno minimaliste et groovy, de l'électronique pur sucre qui dévoile peu à peu ses subtilités à l'auditeur. Et voilà maintenant "Mind and Body", un album de funk futuriste signé Model 500, bien plus éclaté, sur des tempos électro et des voix soul, avec même une petite escapade drum'n'bass. Un retour à ses premières amours qui justifiait pleinement de revenir avec lui sur ses influences éternelles, qui sont bien sûr celle de la techno des origines... Rencontre rare dans un hôtel de Pigalle avec le parrain de la techno de Detroit, un grand innovateur mais aussi un mystique...

Pourquoi ce titre, "Mind and Body" ?
Un jour que je me reposais, j'ai fait un rêve éveillé. J'adore les rêves éveillés, c'est assez proche de la méditation. Je rêvais éveillé donc, et j'ai laissé mon esprit dériver sur le sujet du corps et de l'esprit. Parfois, on ne se souvient plus de ce type de rêves. Mais, là, j'y ai repensé, à la façon dont le corps doit réagir aux influx de l'esprit, et dont l'esprit interagit avec le corps, comment la santé de l'un nourrit la santé de l'autre pour une fusion profonde des deux. Cette correspondance parfaite du corps et de l'esprit, ce rêve éveillé m'a fasciné après coup, et je me suis dit : Hé !, quelle belle idée pour un album ! Et j'ai réalisé l'album à partir de ce rêve. J'avais le titre du disque avant même d'en composer le moindre morceau !

Penses-tu que le corps est l'esprit ? Ou au contraire que les deux sont séparés ?
Je crois qu'il y a une séparation, même si les deux sont évidemment intrinsèquement liés. Je crois qu'on a encore tout a découvrir de l'esprit : la communication non verbale, la télépathie, des trucs comme ça. Tu sais, je crois que le cerveau a des pouvoirs qu'on n'imagine même pas. Je pense que notre esprit vient d'ailleurs, et que le corps est son vaisseau, qui reçoit les commandes du vaisseau...

Et la musique dans tout ça ? Est-ce un vaisseau ? Un moyen de coordonner le corps et l'esprit ?
Je pense que la musique n'est vraiment que du son très puissant. Tout dépend de la façon dont tu définis le terme musique. Pour moi, il y a des sons plaisants et des sons déplaisants. C'est très étrange, car je pense qu'il y a certaines choses, comme par exemple de frotter deux pierres ponces, qui créent bien plus qu'un simple son. Cela vous met dans un état de malaise, comme une aura négative. Le son a un pouvoir, et ce pouvoir peut avoir des effets terribles ou merveilleux sur votre corps.

Mais, en écoutant tes disques, par exemple le tout début de l'album de Model 500 ou des titres d'Infiniti, on perçoit des sons bizarres, eux-mêmes presque déplaisants, des sons de machines pas forcément mélodiques...
Oh !, tu sais, je suis encore une sorte d'artiste extra-terrestre et futuriste. J'aime les sons mutants, et j'adore manipuler les sons électroniques. L'autre jour, je parlais à un journaliste japonais, qui me disait que mes sons donnaient l'impression d'être organiques, alors qu'en réalité il ne s'agit que de sons purement électroniques, manipulés pour sonner plus organiques. Ce n'est pas l'inverse comme dans le sampling, qui est la manipulation de sons bien réels pour les faire sonner électroniques. J'adore mener des expérimentations étranges... mais pas vraiment en synthétisant des sons du réel, plutôt en manipulant toute les possibilités de l'électronique comme de la pâte à modeler. Parfois, je me sens un relais, juste un lien entre une autre dimension, un ordre supérieur et les autres, tous ceux qui écoutent mes disques. Je traduis la réalité d'une autre dimension par les machines...

Quelle est la différence entre Model 500 et Infiniti ? Comment décides-tu qu'un morceau appartient plutôt à l'une ou l'autre de tes deux identités ?
Lorsque je suis Model 500, je joue du funk high tech, alors qu'avec Infiniti, je reste sur le terrain d'une techno puriste, minimaliste. Il y a plein de gens, notamment dans le public techno, que Model 500 rend fou. Ils ne comprennent pas cet album. Il leur reste Infiniti, dont j'enfile l'identité dès que je compose cette techno qu'ils aiment, à laquelle, selon eux, j'aurais toujours dû rester fidèle.

Des gens comme ceux du label Trésor, en Allemagne, par exemple...
Yeah. Les puristes allemands de la techno hardcore et bien d'autres amateurs de techno qui sont venus me voir, ils n'aiment pas Model 500... Ok, soyons cool, on ne peut pas toujours satisfaire tout le monde et c'est tant mieux.

Un artiste doit d'abord faire ce qu'il ressent...
Model 500 est une piste musicale essentielle, que je veux faire évoluer et progresser en toute liberté. Aussi surprenant que cela puisse paraître aux yeux des fans de techno pure, pour moi Model 500 est beaucoup plus expérimental qu'Infiniti ! Même si Infiniti est plus électronique et plus underground. Model 500 a toujours été pour moi l'entité expérimentale.

Ces deux identités, Infiniti et Model 500 existent depuis quand ?
Model 500 est né avec mon label Metroplex, en 1985, alors que j'ai débuté Infiniti autour de 1990, il y a neuf ans. Model 500 a donc l'antériorité.

Lorsque tu es DJ, parfois tu es Infiniti, et d'autres fois tu es Model 500 ?
Non, lorsque je fais le DJ, lorsque je mixe je suis Juan Atkins. Juan Atkins est mon DJ, qui joue à la fois Infiniti et Model 500...

Tu joues d'autres instruments que les instruments électroniques ?
Essentiellement de l'électronique. Je sais jouer de la basse et de la batterie. Au début, lorsque j'étais adolescent, j'en jouais un peu, mais aujour'hui je l'évite...

Comment s'est passé l'enregistrement de Model 500 ?
J'ai enregistré tranquillement la plupart des titres à Detroit, dans mon studio. Il y a juste deux morceaux que j'ai enregistrés à Los Angeles, parmi lesquels "Mind and Body" et "Psychosomatic"...

Pourquoi ?
J'étais là, je me sentais bien, et j'ai eu envie de créer de la musique. Il y avait un ami qui avait un studio qui me rappelait celui de Maurizio, du label Basic Channel à Berlin, où j'ai déjà enregistré. Une fois là-bas, avec tous ces synthés analogiques, ces boîtes à effets, tout ce que j'aime, j'ai ressenti l'urgence de faire de la musique. J'avais l'inspiration, alors j'ai fait de la musique, et c'était d'autant plus facile que bien des gens de la techno et plus largement de la musique électronique souhaitent travailler avec moi... Les gens de ce studio étaient donc ravis de bosser avec moi, comme ça, à l'improviste.

Le label Metroplex existe toujours, non ?
Oui, tout-à-fait, c'est sous ce label que paraissent encore la plupart de mes enregistrements.

Mais est-ce qu'il sort des productions d'autres artistes que toi ?
Non, pas vraiment. Metroplex sort d'abord mes productions, ou sinon tout projet que je couve, que je parraine ou dans lequel je m'implique d'une façon ou d'une autre.

Tu as réalisé des enregistrements pour Basic Channel ou Chain Reaction ?
Non, pas vraiment. Le dernier truc réalisé avec eux était pour l'album "Deep Space". Sinon, les gars de Chain Reaction sont en train de réaliser un mix d'un titre vocal d'Infiniti, "Never Tempt Me", qui est dans la version américaine de l'album d'Infiniti, "Skynet", mais pas dans sa version européenne. J'attends avec impatience le résultat de leur travail...

Passons maintenant à l'histoire. Commençons par le plus évident : Kraftwerk...
J'ai commencé à faire de la musique électronique dès le lycée, et des démos dès 1978, alors que mon premier enregistrement date de 1981. Mais je n'ai pas découvert Kraftwerk avant 1979. La première fois que j'ai entendu Kraftwerk, ce devait être "We are the Robots" de l'album "Man Machine". Lorsque j'ai entendu ça, je me suis dit, man, ça y est... Dire que l'ère électronique était en train d'arriver, c'était une chose, mais l'entendre, le constater par la musique, alors là, quelle claque ! Alors oui, pour moi l'ère électronique a commencé avec Kraftwerk et Donna Summer. Cette claque, je l'ai eu avec Kraftwerk, et peu avant avec Donna Summer et des titres comme "I Feel Love". C'étaient les premiers classiques de la musique électronique. Ils sonnaient différemment de tout ce qui avait précédé et bien sûr de tout le reste du disco... Et la raison pour laquelle Donna Summer a été si importante, si différente des autres, c'était Giorgio Moroder, qui était son mentor, derrière les machines, et qui était un fan absolu de Kraftwerk et de l'outil électronique... Et quand j'ai entendu Kraftwerk, je me suis dit, man, c'est encore plus fort. C'était plus pointu, plus clair que tout, et notamment que tout ce que j'avais jamais fait pour mes démos, que j'ai eu envie de jeter à la poubelle. Je n'avais pas de concept. Lorsque j'ai entendu Moroder et Kraftwerk, je me suis dit que je devais aller plus loin. J'ai voulu comprendre l'outil électronique, je lisais tous les crédits par le menu, j'essayais de percevoir les sons et leur origine, j'ai commencé à faire des recherches. Et c'est à ce moment là que j'ai rencontré Rick Davies, qui est devenu l'autre moitié de mon groupe Cybotron. C'était une sorte de musicien d'avant-garde, et il possédait tout ce que je rêvais d'avoir, le synthé Roland RS09, une boîte à rythmes DR 55... Notre premier single est sorti en 1981 puis notre album, "Enter", un an plus tard. Déjà nous mêlions des expérimentations électroniques à la techno-pop et à l'esprit du funk...

Funkadelic...
Oh yeaaah... J'écoutais Funkadelic avant que quiconque n'en parle...Je les ai vus la première fois en concert à 10 ou 11 ans... Le truc, avec Funkadelic, c'est qu'ils étaient vraiment provocateurs, ils choquaient, et j'adorais ça, avec leurs costumes de bande dessinée... Je me souviens qu'un jour, ils se sont déshabillés, et se sont retrouvés nus sur scène, tout nus...

Et ils ont utilisé l'électronique...
Oui, mais un peu plus tard, à l'époque de "One nation under groove", ce type de trucs, avec des synthés, des basses hallucinantes...

Au début, ils étaient carrément psychédéliques...
Ouais... Je les ai toujours adoré, je me rappelle ce titre : "Free Your Mind and Your Ass Will Follow". J'ai été élevé au biberon des Funkadelic depuis tout jeune...

Ils t'ont plus marqué que des groupes comme Sly & The Family Stone ou encore Jimi Hendrix ?
J'aimais bien Sly, c'était à l'époque où je commençais à écouter de la musique, au début des années 70, alors que j'étais trop jeune pour avoir écouté Hendrix à l'époque d'Hendrix. Sly ou surtout Funkadelic, c'était vraiment mon truc...

Et visiblement, à l'écoute de "Mind & Body", ça l'est toujours aujourd'hui...
Yeah, Funkadelic est en moi, profondément, et à jamais, parfois sans même que je ne m'en rende compte. Profondément en moi, vraiment, et ce n'est pas une question d'instruments, électronique ou non, j'adorais les cuivres chez Funkadelic ou Parliament par exemple...

Quelqu'un comme Mad Mike, par exemple, à Detroit, ne jure par le gospel, et toi ?
C'est normal, il est né dans le gospel. Gamin, il jouait de l'orgue dans les églises. Moi, je n'ai pas connu ça. La spiritualité est une chose importante pour moi, mais je n'ai jamais joué ou chanté dans une église...

Grandmaster Flash au moment de "The Message" et "White Lines" et Afrika Bambaataa pour son "Planet Rock" en 1983 ?
Le rap new-yorkais n'était pas si important que ça pour nous. Nous étions vraiment dans notre truc, à Detroit, et nous n'étions qu'observateurs de ce qui se passait à New York. Mais je dois les créditer d'une chose essentielle : avec Grandmaster Flash, le rap a pris du sens, il a pris de la densité. "The Message" était le premier titre de rap ayant du sens, le premier à délivrer un message social. Grandmaster Flash ne se contentait pas de crâner, de dire comme des tas de groupes de rap d'aujourd'hui, je suis le plus fort, j'ai les plus belles voitures, j'ai les plus belles nanas. Tout ce qu'il y a eu de bien dans le rap vient de là.

Tu n'aimes pas trop le rap...
Je n'ai rien contre le rap. Mais j'étais plus proche de la culture dance, la culture des clubs, la culture de la nuit... D'ailleurs, au tout début, certains rappaient sur des titres de disco ou des musiques de club. Mais beaucoup n'arrivaient pas à rapper sur ces rythmes trop rapides, alors le rythme s'est ralenti. A l'époque, je n'aimais pas ralentir ma musique. Au minimum, je voulais du 120 BPM, et c'est pas facile de rapper sur du 120 BPM... J'ai toujours été dans les fêtes, dans les clubs, j'aime les "parties" pleines de sueur et d'énergie, de moiteur et de chaleur... Cela ne correspondait pas à l'esprit du rap, c'est sans doute pour ça que je n'ai pas suivi.

Parlons maintenant de l'électro, qui est né sans doute avec "Planet Rock" de Bambaataa mais aussi le "Rock It" d'Herbie Hancock...
je ne crois pas qu'on puisse créditer Bambaataa d'avoir inventé l'électro. Il a juste rappé sur des samples de funk et de Kraftwerk qui avaient été concoctés par son producteur, Arthur Baker. Le véritable magicien c'est lui, Arthur Baker...

Et après Baker a produit le remix de Blue Monday de New Order ?
Oui, c'était fantastique...

Herbie Hancock, McLaren, "Planet Rock", etc, la musique electro, n'était-ce pas une prémice de la musique techno ?
Pour nous, l'électro n'existait pas. "Rock It", c'était déjà de la techno, tout comme les titres de mon groupe Cybotron et d'autres de l'époque à Detroit. Le mot électro est venu d'Angleterre pour nommer a posteriori les musiques qui mêlaient au milieu des années 80 funk ou hip hop et instruments électroniques, histoire de les différencier des musiques dîtes techno qui sont apparues à la fin des années 80 comme une radicalisation instrumentale de la house.

Souvent, on lit que la techno est venue après la house...
Non, en tout cas ce n'est pas mon avis, la house n'a littéralement éclaté qu'en 1985 et 1986 à Chicago, alors que j'ai réalisé mes premiers enregistrements en 1981.

Art of Noise et tout le travail de Trevor Horn autour de 1983 (il a notamment produit le "Buffalo Gals" de Malcom McLaren)...
J'ai été impressionné par Art of Noise à l'époque. Trevor Horn avait vraiment une démarche futuriste. Avec Art of Noise, il assumait une sorte de sampling d'avant le sampling, c'est-à-dire l'art de pirater les bruits et musiques. Et puis il a été l'un des premiers à avoir ce son de batterie électronique, il avait ce gros son, ce beat funky, puissant comme jamais. Je me souviens d'un label, à Los Angeles, qui s'appelait Technohop Records, il appartenait à un copain, André Manuel, et c'était un vrai label électro. Technohop a sorti un titre, "Beatronic" par le Unknown DJ, qui samplait "Beat Box", j'en suis sûr. Ce label a aussi été le premier à sortir Ice T. Il y avait un titre de Ice T, "Reckless", tiré de la BO d'un film sur les danseurs de breakdance, "Breaking", qui était dans cette veine. On y voyait Ice T rapper sur un titre électro, et ce titre c'était "Reckless". Technohop frayait pas mal avec des groupes comme les Egyptian Lovers. Ils ont eu un gros succès électro sur la côte ouest... Ils étaient vraiment sur ce genre de up tempo, à la "Beat Box"...

Et toute l'électro-pop, Yello, Devo, Depeche Mode
Il y avait un DJ, Mojo, à Detroit, qui passait de l'électro-pop, Devo, Gary Numan, Telex, Depeche Mode, New Order, etc. Yello, je crois que je les ai découverts plus tard. Telex était un groupe suisse, comme Yello. Pour moi, ils étaient des protégés de Kraftwerk, j'ai même vu le nom de Ralf Hütter associé à l'un de leur titre, en crédit... Pour moi, c'était comme une petite blague de Kraftwerk...

Et Devo ? Ou Depeche Mode ?
Devo, ils venaient d'Akron, pas loin de Detroit. Je les voyais plutôt comme un groupe punk un peu mutant. C'était assez fort... Depeche Mode, sous la patte d'un bon DJ comme Mojo, ça passait, mais une fois que j'avais découvert Kraftwerk, Depeche Mode me semblait bien faible, et d'un niveau en dessous quoi qu'on en pense.

Alors, bien sûr, il y a la house de Chicago... Que représente la house music pour toi ?
Tu connais "No UFOs" ? C'était mon premier titre sous le nom de Model 500, c'était un titre pré-house, mais d'avant la house, et c'est l'un des morceaux qui ont inspirés les DJs de la house de Chicago lorsqu'elle est née autour de 1985 et 1986... A l'époque, le seul artiste qui faisait quelque chose d'équivalent, c'était Jesse Saunders. En 1985, à Chicago, il avait un morceau d'un genre proche, mais purement rythmique, que du rythme... A Chicago, à l'époque, les grands DJs de la disco mixaient encore, alors qu'à Detroit, ils avaient tous été virés quand la disco est morte... Farley Jack Master Funk, par exemple, avait été un DJ disco. En 1985, les DJs de Chicago ne mixaient plus que de vieux titres disco et des imports italiens. Ils ne produisaient rien eux-mêmes. Il n'y avait pas de musique de Chicago. Et moi, je suis arrivé avec ce titre, "No UFOs", et le vinyl s'est vendu comme des petits pains dans les boutiques de Chicago. Les jeunes DJs se sont dits : si ce gars de Detroit arrive à vendre sa propre musique et qu'en plus elle est bonne, qu'elle marche en club, pourquoi ne serions-nous pas capables de créer notre propre musique ?

La boîte à rythmes n'a-t-elle pas eu un rôle dans cette histoire ? N'est-ce pas elle qui a permis aux DJs de monter des morceaux sans avoir besoin d'orchestre, pour deux francs six sous ?
La Roland 909 venait de sortir quand j'ai fait "No UFOs". Mais surtout, sur ce titre, je mixais deux boîtes à rythmes ensemble. Ca, c'était une grand nouveauté. C'est vrai que les boîtes à rythmes programmables de Roland ont eu une importance énorme pour le son de la house... Elles donnaient à la house un son étrange, un peu crade, presque moite... Il n'y aurait pas eu de house sans elles. A ce propos, j'ai une anecdote assez originale. Autour de 1984 et 1985, Il y avait une petite scène underground à Detroit, avec notamment Kevin (Saunderson), Derrick (May) et moi. Derrick avait besoin de fric pour payer son loyer. Il voulait vendre sa boîte à rythmes à Jeff Mills, qui était dans une autre bande de DJs et musiciens à Detroit, nos rivaux en quelque sorte. Je lui ai dit : non non, ne lui vend surtout pas la boîte à rythmes, car après il aura le même type de son que nous, et il mettra de la boîte à rythmes dans ses mixes en club comme nous. Tout ce qui fait notre originalité disparaîtra. Je lui ai proposé d'aller plutôt la vendre à Chicago, sa boîte à rythmes, et il l'a fait. Il a dû la vendre à Frankie Knuckles... Et cette petite boîte à rythmes 909 a créé toute la house music. Car là-bas, les DJs se la prêtaient. A l'époque, à Chicago ou Detroit, on était tous fauchés. Alors, lorsqu'un DJ empruntait cette bonne vieille machine, il y trouvait, enregistrées, toutes les pistes de batteries des DJs qui l'avaient utilisée avant lui. Et c'est pourquoi, sur les titres de Chicago à l'époque, on retrouve le même type de rythmes et le même type de son. Chacun utilisait les figures de l'autre en y ajoutant sa patte au dessus... Le fameux "Love Can't Turnaround" de Farley Jack Master Funk, par exemple, a été fait avec la boîte à rythmes vendue par Derrick May ! Ou le "Move Your Body" de Marshall Jefferson si je ne m'abuse...

Pourtant , bien souvent, on dit que la house de Chicago a précédé la techno, alors, qu'à t'entendre, ce serait plutôt l'inverse...
Exact... Detroit a participé à la création de la house de Chicago. Evidemment, si tu racontes cette histoire telle quelle à Jack Master Funk, il fera la moue...

Dernière référence sur laquelle je voudrais te faire réagir : Underground Resistance, qui symbolise l'autre versant de la techno de Detroit
Après que Derrick, Kevin et moi avons créé notre musique au milieu des années 80, et que nous avons commencé à enregistrer des disques, assez vite s'est créé Underground Resistance, mais sur un registre techno différent, moins soul et plus hardcore, plus rapide encore, et cela a bien marché dans les clubs. Sous le nom d'Underground Resistance, Jeff Mills et Mad Mike créaient des titres de dance hardcore très radicaux, ce que personne ne faisait. A l'époque, Jeff avait un surnom : le fameux "One bar loop" DJ, pour son rythme absolument binaire et ultra-rapide. Et ce type de techno simple et répétitive a eu beaucoup de retentissement en Europe, a été copiée voire plagiée sous des tas de formes de type harcore ou trance, d'une qualité bien inférieure...

Il y a eu ce type de techno en Europe, mais maintenant, avec le développement de ce qu'on appelle l'intelligent techno et des labels comme Warp, l'Angleterre ne revient-elle pas à une techno plus proche de votre techno-soul des origines ?
Yeah... J'espère. Tu sais, Detroit n'a jamais vraiment eu de radios ou même de média pour nous soutenir. Un DJ, là-bas, vit grâce à ce qu'il vend ou ce qu'il réalise comme DJ à l'étranger. Ce qui nous a permis de vivre, c'était d'abord la vente des licences de nos enregistrements en Angleterre, ou sinon des exports, en particulier entre 1988 et 1993. Pendant ces cinq ans, alors que la house explosait, nous avons vendu en Angleterre. L'Allemagne, avec le label Trésor de Berlin, qui a sorti des enregistrements de la techno de Detroit, est venue plus tard, autour de 1992 eet 1993. Et vous autres, français, êtes venus encore plus tard aux "parties". Je crois que cela fait à peine depuis trois ans que nous marchons un peu en France (rires).

Et le jazz, tu as beaucoup écouté de jazz ?
Oh man, Miles Davis, Herbie Hancock, Stanley Clarke, Chick Corea, tout le mouvement de jazz fusion d'abord, Gino Vanelli... Vanelli faisait vraiment du techno-jazz avant la lettre. Il faut écouter des albums comme "Gist of Gemini" ou "Storm at Sun Up".

Tu lis beaucoup de science-fiction ?
J'en ai lu pas mal, mais je n'en lis plus trop. J'ai lu Arthur C. Clarke.

Que penses-tu de la vente directe de musique par Internet, un format comme MP3 qui permet de télécharger de la musique directement ?
Il me semble, tout naturellement, que quiconque écoute ou surtout utilise notre musique doit payer pour cela, surtout s'il gagne avec elle des millions de dollars. La sueur, c'est la nôtre. Maintenant, je n'ai pas d'amour particulier pour les distributeurs et autres diffuseurs qui ne nous ont jamais aidés. Alors, dans cette optique, s'il peut y avoir un contact direct entre le créateur et le consommateur de musique, et que la conséquence ce sont des disques moins chers, pourquoi pas ? Cela ne peut être que plus facile. Mais d'un autre côté, j'aime bien les boutiques de disques. Les gens aiment sortir de chez eux, fouiner dans des bacs de disques... J'ai un peu peur qu'Internet pousse les gens à rester chez eux, paresseux, alors que j'aimerais voir les gens un peu plus dehors, moins renfermés sur eux-mêmes, sortir de leur trou, de leurs cités, de leur écran de télé, avoir un rendez-vous avec une fille...

Et l'avenir ?
Je travaille à un show live de Model 500. J'ai envie de faire un tour en Europe et aux Etats-Unis, un vrai spectacle, avec des musiciens électroniques, des écrans vidéo, etc. Sinon je travaille déjà sur mon prochain album. J'ai envie de faire la Tribal Gathering cet été...


Propos recueillis par Ariel Kyrou
Photo : R&S