Interview : Air

JANVIER 98
L'humeur cool et rétro-futuriste de deux jeunes zozos musiciens de la nouvelle vague électronique française promis au carton planétaire.

En 97, il y eut d'abord une série de maxis prodigieux, que l'on retrouve dans un e.p. aux cinq titres de bel ouvrage : "Premiers Symptomes". Entre Kraftwerk et Gainsbourg, Massive et Polnareff, Jean-Jacques Perrey et Enio Morricone, les sixties et la bande dessinée, le trip hop et la science-fiction... Et puis maintenant, annoncé dans le monde pour le 19 janvier 98, leur premier album : "Moon Safari", qui impose Nicolas Godin et Jean-Benoît Duncquel parmi les héros de la nouvelle vague pop électronique bien de chez nous. Une vague qui, dans la suite de Daft Punk et Dimitri From Paris, n'en finit pas de séduire les anglo-saxons... Né de la révolution techno, Air réconcilie les harmonies surannées de l'easy-listening fin années soixante, le charme de la pop éternelle et les atmosphères synthétiques de l'ambient, le tout relevé d'une touche d'ironie bienvenue. Voici donc un entretien sans façons et dans l'air du temps avec le duo...










Lorsque je vous avais rencontré il y a un an ou deux, vous n'étiez alors qu'un petit groupe débutant, sans aucun esprit carriériste et sans la moindre idée de ce qui allait vous arriver. Aujourd'hui, votre album, avant même sa sortie, intéresse toute la presse et bénéficie d'un "buzz", comme on dit, considérable. Comment vivez-vous cette situation ?
NICOLAS : C'est un peu gênant. Quand on a commencé, c'est parce qu'un copain du label Source m'avait demandé de faire un morceau. Mais je pensais qu'il était déjà trop tard pour débuter une carrière musicale, que c'était cuit, que mon heure était passée et que je ne pourrais jamais faire un album. Après "Modulor Mix", que j'ai composé en solo, j'ai retrouvé Jean-Benoît. Et même lorsque l'on enregistrait l'album, on pensait que cela resterait un produit underground, parce que c'est tellement personnel... Mais, au fur et à mesure de nos voyages et de nos rencontres, on s'est aperçu que beaucoup de gens étaient touchés par l'album. On s'est souvent demandé comment une musique qui, au départ, était réalisée pour nous-mêmes, pouvait intéresser autant de gens. Je ne sais pas s'il y a une surexposition médiatique, mais, s'il y en a une, la seule chose que j'espère c'est que ça ne va pas énerver les gens, qu'ils continueront à écouter la musique telle qu’elle est, qu'ils jugeront les morceaux objectivement. On n'aimerait pas que notre amour de la musique en pâtisse.

Vous n'aviez donc rien préparé. Les Daft Punk s'attendaient tout de même au raz-de-marée, mais vous, vous avez l'air un peu en dehors de toute préoccupation business et stratégique.
JEAN-BENOIT : C'est hallucinant, on a rien préparé, ça nous a beaucoup posé de problèmes au niveau de l'organisation. C'est incroyable ce qui nous arrive pour l'instant mais on est content, on l'a bien cherché.

Vous venez de voyager pas mal à l'étranger pour la promo de l'album, comment êtes-vous perçus dans ces différents pays ? Quel aspect de la France retient-on chez vous ?
JEAN-BENOIT : Ca dépend du pays. En Angleterre le phénomène de mode joue beaucoup pour nous, on est assimilé à la french hype, donc plus à un phénomène culturel ou de société. Toutes les questions tournent autour des DJs français , de Daft Punk, d'Étienne de Crécy, de Dimitri From Paris, tous ces gens connus à l'étranger. Et quand on change de pays, par exemple aux États-Unis, où ils sont tellement loin de ça, on est plus jugé par rapport à la qualité de notre travail. En général, il y a tout un travail de promotion à réaliser pour faire comprendre aux gens que l'on n'est pas DJs. A l'étranger, souvent, France égal DJ. Pour nous qui sommes des musiciens, il y a de nombreuses barrières à faire tomber.

Est-ce que ça vous fait prendre conscience du côté éminemment français de votre musique, d'un héritage culturel particulier ?
NICOLAS : Je suis bien conscient de notre héritage culturel, mais au sein de la production française, je ne vois personne avec qui je me sens proche musicalement, même si j'aime beaucoup la musique des autres. Je ne connais pas grand monde qui partage notre univers.
JEAN-BENOIT : Ce qui est assez rigolo à l'étranger c'est de voir que les journalistes ressentent ça comme quelque chose d'assez exotique. Je ne pensais pas que l'on pouvait passer pour exotique en faisant de la musique en France. En y repensant, peut-être que les musiciens et les DJs français sont ouverts d'esprit... C'est peut-être que la musique de film est importante ou qu'ici, quel que soit le courant musical, on écoute de tout.

La pop comme l'électronique est présente sur votre album. On parle déjà beaucoup de vous dans la presse rock. Mais qu'est-ce qui fait finalement que vous êtes plus attaché à la scène techno et house ?
NICOLAS : Disons que les principes révolutionnaires de la scène dance gèrent la manière dont nous abordons la musique. Pour la première fois, les gens s'intéressent plus à la musique qu'aux artistes. J'ai par exemple beaucoup apprécié la manière dont les Daft Punk ont mis leur album et leur musique en avant plutôt qu'eux-mêmes. Je pense qu'il y a une certaine idée ringarde du groupe de rock avec tous ses clichés, le chanteur d'un côté, le batteur et le guitariste de l'autre, tout ce côté obsolète a été foutu en l'air par la culture dancefloor. Nous, même si on fait une musique plus traditionnelle que les DJs, on a gardé cette méfiance par rapport aux clichés du rock. Nous utilisons tous les moyens et tous les instruments possibles dans notre musique et on oublie toutes les questions d'ego et tous les rôles particuliers à tenir dans un groupe, on a une formule complètement souple, il n'y a pas de format défini. Tout ça on le doit à la dance.
JEAN-BENOIT : A la base, le public de Air, c'était le même que celui de la dance, la house et la techno. Air, c'est une démarche de musique électronique, qui insiste avant tout sur l'atmosphère et l'ambiance des morceaux. De la musique que l'on préférerait peut-être écouter le soir en revenant de boîte.
NICOLAS : Et puis on a été découvert sur la compilation SourceLab qui rassemblait tout un collectif de DJs, d'où notre assimilation à cette scène. Et puis c'est vrai que l'on se sent beaucoup plus proche de gens comme Daft Punk ou Étienne de Crécy, qui ont une démarche particulière, plutôt que d'un quelconque groupe de rock que l'on trouve dans n'importe quelle maison de disque actuellement.

Y a-t-il tout de même une certaine répartition des rôles dans le groupe. L'électronicien, c'est plutôt toi Jean-Benoît ?
JEAN-BENOIT : Non, il n'y a vraiment pas de méthode, on a pas de rôle attribué. Chacun arrive avec son idée, qui peut naître de n'importe quoi, d'un simple accord, d'un riff électronique...
NICOLAS : Au début, on avait juste un sampler donc on s'enregistrait nous-mêmes sur le sampler qui servait de magnétophone et on avait très peu de mémoire. On ne pouvait donc faire un morceau qu'avec un seul accord ou une seule ligne de basse, et après il fallait faire des cuts au mixage pour faire naître l'ambiance. Après "Modulor Mix" et "Les Professionnels", grâce à nos premières royalties obtenus avec nos remixes, on s'est acheté un magnétophone, ce qui fait que le vrai changement est apparu avec "Le Soleil Est Près de Moi". A partir de ce moment-là, on a commencé à composer des morceaux avec une structure forte, des parties, des refrains, des couplets, des breaks, et la musique s'en est trouvée très enrichie. Dans Air, ça a plus souvent été une question de matériel que de personnes.
JEAN-BENOIT : Mais le plus difficile, curieusement, ce n'est pas de construire un morceau du côté électronique, qui est ce qu'il y a de plus rigolo. Lorsque l'on a établi les bases et les harmonies, après c'est un jeu d'utiliser tous ces synthés analogiques, c'est de l'habillage, c'est le côté plaisir.

On vous voit souvent comme un groupe de deux petits malins. Mais plus que l'humour, ou un aspect gagesque, il y a chez vous quelque chose de très ludique et surtout de très malicieux...
NICOLAS : Il y a une très grande dose d'humour dans notre musique. Les gens, lorsqu'ils vont s'apercevoir que l'on n'est pas DJs, vont peut-être nous ranger dans la mouvance Massive Attack-Portishead et là encore, ça va être une erreur. Quand on rentre en studio, la première chose qu'on a envie de faire c'est de s'amuser, on bosse beaucoup la composition sur le piano et une fois que la chanson est composée avec ses mélodies et ses refrains, là ça devient un jeu, on a tous les instruments dans notre studio et on picore là-dedans. Le jeu c'est d'étonner l'autre et de prendre du plaisir, on relativise par ailleurs beaucoup ce qu'on est en train de faire. Et lorsqu'on a terminé, on opte pour une direction complètement différente parce que l'on a pas envie de s'embêter. Par exemple, on est des fans des Beatles et ils ont toujours intégré des éléments humoristiques dans leurs chansons. J'aime bien cette ambivalence entre une belle composition et un élément qui vient contrer le côté u n peu pompeux qui peut apparaître.

Ca permet donc de faire passer des idées finalement très naïves, comme le refrain quasi Yé-Yé de "Le Soleil Est Près de Moi"...
NICOLAS : La musique, en général, c'est aussi rechercher son âme d'enfant, c'est avoir envie continuellement de s'étonner et de s'amuser en faisant les choses. De cette façon, le côté malicieux apparaît naturellement.
JEAN-BENOIT : S'il y a un côté petit lutin malicieux dans notre musique, c'est peut-être qu'on est comme ça dans la vie. Mais ce n'est pas une intention, si tu le dis, c'est que c'est peut-être vrai.

En revanche, côté technologie, vous n'avez pas osé aborder des sons plus contemporains, peut-être plus froids ou résolument techno...
NICOLAS : Oui, on a été un peu peureux en faisant le disque, on a pas osé prendre de risques. On avait tellement peur de mal faire que l'on était pas très extrêmes. Mais si le disque marche bien on aura plus confiance en nous et je pense que l'on pourra aller beaucoup plus loin.

Oui, on a entendu dire que certains morceaux, sans doute plus audacieux ou expérimentaux, n'ont pas été mis sur le disque, ce que beaucoup regrettent finalement...
JEAN-BENOIT : Ce qui était important c'était de concevoir l'album comme un tout, que chacun des morceaux soient reliés par une ambiance commune et ces morceaux-là auraient dénaturé l'homogénéité de l'ensemble.

Il y a beaucoup de morceaux comme ça restés sur le carreau ?
(Rires communs et gênés)
JEAN-BENOIT : Tous les bons morceaux finiront par sortir sur un disque.
NICOLAS : Sur chaque maxi, il y aura un inédit. Disons qu'il y a des morceaux qui sont finis et enregistrés et qui n'ont pas été retenus pour l'album. Et puis il faut dire ce qui est : à part nous-mêmes, personne ne les aimait. Et pourtant on les trouve géniaux, mais on a manqué d'expérience pour les imposer sur l'album, et puis il y a des morceaux qui sont encore à l'état d'ébauche qui seront sans doute sur le prochain album.
JEAN-BENOIT : Si vous saviez le nombre de morceaux que l'on a jeté pour faire cet album !

Qu'en est-il de votre boulot avec Jean-Jacques Perrey ?
NICOLAS : On a travaillé une semaine avec lui, ce qui a donné le morceau "Cosmic Bird" sur la compilation SourceLab 3 ainsi que les paroles de "Remember". Aujourd'hui, avec le recul, on a plus envie d'entendre des choses de sa part, on aimerait vraiment le revoir en studio le plus rapidement possible. Si on peut travailler sur un projet d'album, on s'y attellera en temps et en heure.

C'est une découverte récente ou est-ce qu'il fait partie de ces artistes que vous appréciez depuis de longues années ?
JEAN-BENOIT : En fait on ne le connaît pas depuis très longtemps mais on a tout de suite flashé sur sa musique. Et c'est vraiment un personnage mystique, hallucinant.
NICOLAS : On l'a découvert sur le tard, son nom a récemment commencé à circuler dans les milieux un peu techno et ça serait un mensonge de dire qu'on a été des fans de la première heure. Par contre quand on a écouté sa musique, ça a apporté pas mal de réponses à des questions que l'on se posait depuis pas mal de temps. Ca correspondait donc à une sorte de désir lointain.
JEAN-BENOIT : En fait, on le connaissait sans le connaître puisqu'il avait fait la musique des petits "2", ces petits personnages animés des grilles d'Antenne 2 dans les années 70.

Et quand vous parlez aux étrangers, qu'est-ce qu'ils vous sortent comme référence ? Ce n'est pas Jean-Jacques Perrey tout de même ? C'est plutôt Gainsbourg et Françoise Hardy ?
NICOLAS : Oui, ce sont vraiment les deux stars à l'étranger. C'est dingue hein, pourquoi ces deux-là ? J'adore ce qu'ils font, mais ils ont une sorte de classe supérieure qui leur fait franchir les frontières et les élèvent au niveau d'oeuvre d'art. Alors que la plupart des autres chanteurs français sont considérés comme des sous-produits. C'est vrai que ce sont les deux noms qui reviennent sempiternellement.

Et quand on vous parle d'easy-listening ? Ca vous amuse, ça vous agace, vous trouvez ça péjoratif ?
JEAN-BENOIT : Péjoratif. Parce que dans l'easy-listening il y a le côté kitsch, imitation, trop rigolo et naïf. Et nous on est très attirés par l'étrangeté, cette beauté déviante de l'harmonie et de la musique. Et puis ça fait vraiment rétro, on voudrait quand même faire quelque chose de nouveau.
NICOLAS : Et puis c'est un peu tout et n'importe quoi. Il faudrait d'abord définir ce que c'est, quels sont les artistes qui en font partie. Si on juge la musique, c'est vrai qu'il y a de belles choses. Mais je ne considère pas que Burt Bacharach c'est de l'easy-listening, c'est tout simplement de la bonne musique. Par contre, tout l'habillage esthétique qu'il y a autour ça ne nous concerne pas du tout, c'est du déguisement, alors que nous c'est sincère. On ne peut pas se sentir proche d'un pastiche entièrement étudié et superficiel.
JEAN-BENOIT : Et je tiens à signaler que "easy-listening" est une étiquette !

Il y a cette chanteuse américaine sur votre album, Beth Hirsch, mais est-ce que ce n'est pas plutôt la chanson française qui vous tente ?
NICOLAS : En fait tout vient naturellement et on n'a pas de barrières de langues. "Sexy Boy", c'est nous qui le chantons en français, même si personne ne comprend les paroles (rires). Il y aura d'ailleurs la traduction sur la pochette du disque. Mais on a aussi enregistré une chanson avec Françoise Hardy qui sera sur le maxi de "Sexy Boy" et l'un de mes rêves secrets c'est d'enregistrer un grand disque de variété française. Je suis un nostalgique de Michel Berger, Michel Polnareff, de toute la vague de chanteurs de cette époque-là... Le problème c'est que nous, on n'a pas de belles voix. Si un jour on pouvait trouver un ou une interprète, on aimerait bien enregistrer un recueil d'une dizaine de chansons dans la grande tradition de la musique simple et populaire, très abordable, qui parle directement au coeur des gens. Michel Delpech, des trucs comme ça.

Oui, parlons alors de Joe Dassin, "On s'est aimés comme on se quitte"...
JEAN-BENOIT : Mais ma copine adore Joe Dassin, il tourne toujours sur ma platine disque et c'est vachement bien. "L'été Indien" c'est grandiose, "Les Daltons" j'adore...
NICOLAS : Ah, non...
JEAN-BENOIT : Si, moi J'aime bien.
NICOLAS : Moi, je n’aime pas vraiment la période Yé-Yé, je préfère la grande débauche de Maritie et Gilbert Carpentier, ces violons dégoulinants, ça m'attire beaucoup.

Propos recueillis par Jean-Yves Leloup
Photo : Willy Huvey