Toute la musique que j'aime, elle vient du Net
Grâce au MP3, un format de codage de sons, chacun
peut désormais «pomper» des disques à partir de l'Internet.
En toute illégalité...
Par Florent Latrive
Coder, compresser, écouter
Le MP3 est l'un des rejetons du Moving Picture Expert Group, groupe international
d'experts, chargé depuis 1988 de définir des formats de codage pour
la vidéo et le son, adaptés à l'ère numérique.
Abréviation de MPEG 1 Audio Layer 3, le
MP3 compresse le son codé numériquement (comme sur les disques laser),
réduisant sa taille jusqu'à douze fois, sans perte de qualité
perceptible à l'oreille.
L'avis de Tina Arena, chanteuse australienne
«On ne pourra pas se dérober trop longtemps.
Aujourd'hui, c'est important de travailler avec l'Internet, mais il faut mettre en
place l'infrastructure qui protégera autant l'artiste que les professionnels
du disque. C'est eux qui nous permettent d'exister.»
L'avis d'Alan Parsons, musicien du mythique Alan Parsons Project
«La technologie de l'Internet n'est pas en
mesure d'égaler en qualité de son le système traditionnel, celui
de la stéréo. Le moment de changer ses vieux baffles n'est pas encore
arrivé.»
L'orsqu'il est invité à une soirée, Thierry ne s'encombre
pas d'une pile de CD. Trop risqué: un indélicat pourrait lui barboter
ses disques favoris. Beaucoup plus high-tech, Thierry préfère apporter
son ordinateur. Dès qu'il arrive, il le branche sur un ampli et des enceintes,
appuie sur quelques touches, et la musique est lancée pour toute la nuit.
«Fini les DJ's», s'amuse-t-il. Le disque dur de Thierry contient
plusieurs centaines de morceaux, derniers tubes en vogue et autres albums complets,
prêts à l'écoute. Une collection pour laquelle il n'a pas déboursé
un centime, bien sûr, puisque l'immense majorité des titres provient
de l'Internet ou de la copie de CD de ses amis. Le tout avec un son de qualité
très proche de celui obtenu sur une chaîne hi-fi standard flanquée
d'un lecteur de disques laser.
Le secret de Thierry? MP3. Derrière ce sigle abscons, se cache une version
du standard international de codage des données pour CD-Rom .
Les atouts de ce format en matière de sons ont été vite repérés
par des internautes avides de musique. Principal avantage: un morceau au format MP3
occupe jusqu'à douze fois moins de place que s'il était codé
avec un format standard, soit 4 à 5 mégaoctets contre plus de 50. Un
volume qui rend possible sa circulation sur le réseau des réseaux.
Facile. Et les internautes en profitent à plein régime. «En
six mois, le phénomène est devenu énorme en France»,
raconte Omar, 18 ans, à la tête d'une collection de 250 albums sous
forme de fichiers MP3. Aujourd'hui, des dizaines de milliers de personnes ont pris
l'habitude de chercher le dernier tube des Beastie Boys sur des sites web spécialisés
ou d'échanger leurs propres fichiers MP3 avec des fans de Céline Dion
à l'autre bout du monde. On ne s'en étonnera pas: l'exercice est d'une
simplicité déconcertante. Ainsi, un internaute désireux de débusquer
un tube des Spice Girls doit juste se connecter sur l'un des nombreux
sites qui proposent de chercher sur le Web les fameux fichiers MP3. Il tape «Spice
Girls» sur son clavier, envoie sa requête et voit apparaître plusieurs
dizaines de références. Un clic de souris supplémentaire, et
le morceau convoité est téléchargé sur le disque dur.
Avec un modem classique, c'est l'affaire d'une grosse demi-heure. Les plus chanceux
disposant, au bureau ou chez eux, d'une ligne spécialisée à
fort débit récupéreront la musique en quelques dizaines de secondes.
Un logiciel spécifique, comme Winamp (1),
peut jouer le fichier MP3, transformant l'ordinateur du salon en juke-box. Mieux:
les adeptes du disque laser standard, s'ils sont équipés d'un graveur
de CD (certains modèles valent moins de 2 000 F), peuvent convertir le fichier
puisé sur le réseau en piste classique et ainsi récupérer
un disque audio utilisable sur tous les lecteurs habituels et pas seulement sur le
PC.
Si l'Internet foisonne de morceaux, jusqu'à proposer un panorama quasi exhaustif
de la production musicale mondiale, c'est aussi parce qu'il est simplissime de mettre
un morceau en ligne. A partir d'un CD audio, deux logiciels, gratuits et disponibles
sur le réseau (2), et une dizaine
de minutes suffisent pour créer soi-même un fichier MP3. Il faut ensuite
le mettre à disposition sur son propre web, l'échanger par courrier
électronique avec des aficionados ou encore «le graver sur des CD
puis les envoyer par la poste», comme Omar.
Illégal. La nuit est aussi propice aux échanges de chansons
sur IRC (Internet Relay Chat), les canaux de discussions en direct du Net. Bref,
les maniaques du MP3 se retrouvent à la fois consommateurs et émetteurs.
Les plus accros sont vite submergés: «J'ai environ 400 albums complets
au format MP3, plus quelques centaines de singles», détaille monsieur
S. (un pseudo).
L'exercice est illégal, bien sûr. La loi est formelle: seules sont autorisées
les copies de sauvegarde. Autrement dit, un internaute peut stocker autant de chansons
au format MP3 qu'il le souhaite, mais à condition de disposer... du disque
original. Le format effraie tellement les distributeurs classiques de musique (lire
page suivante), que la Recording Industry Association of America (RIAA), qui regroupe
des maisons de disques aux Etats-Unis, a intenté un procès à
la compagnie californienne Diamond Multimedia. Cette dernière se proposait
de mettre sur le marché un walkman appelé Rio, capable de lire ce fameux
format MP3. Tout acheteur du bijou, vendu 200 dollars (1100 francs), pouvait donc
connecter la bête au réseau, via son ordinateur, puiser tous
les derniers morceaux à la mode et les écouter tranquillement loin
de la machine... Le 16 octobre, la RIAA a obtenu un moratoire sur le lancement de
l'objet honni.
Trafic. Malgré les gesticulations des professionnels de la musique
et l'ombre du gendarme, le trafic prolifère. Les tenanciers des sites spécialisés
se masquent derrière des pseudos, font héberger leurs webs dans des
contrées lointaines, affichent des avertissements hypocrites («Vous
ne pouvez pas conserver les morceaux téléchargés plus de vingt-quatre
heures...») mais continuent d'offrir leurs services. «Certains en
font même commerce, s'énerve Thierry. On en voit de plus en plus
qui copient des CD chez eux à tour de bras puis proposent les fichiers MP3
à la vente.» C'est tellement facile...
L'internaute soucieux de légalité peut tout de même profiter
de la souplesse du format MP3. Le site mp3.com fournit
des dizaines de chansons gratuites à télécharger. Et une version
libre de droit du Dies Irae de Mozart est disponible sur un site
amateur français. Ce sont, bien entendu, les seules chansons que l'on
s'est permis de télécharger pour la rédaction de cet article.
(1) Les possesseurs de Macintosh récupéreront le logiciel équivalent,
Macamp.
(2) www.mygale.org/~mp3/ propose tous les
logiciels nécessaires à l'utilisation des fichiers MP3.
Qui a peur du MP3?
Par Nidam Abdi
La scène se passe mi-juin 1997, dans la salle de conférences d'un
hôtel londonien. Thomas Dolby, musicien anglais et l'un des pionniers de la
musique sur le Net, se présente devant un grand écran connecté
à son portable. Les représentants des multinationales du disque se
partagent entre les médusés et les hilares. A l'aide d'une infographie,
Thomas Dolby détaille les intervenants entre l'artiste et son public dans
l'industrie du disque, avant de supprimer par un clic chacun d'eux: «Actuellement,
90 % du prix d'un disque revient à une multitude d'intermédiaires.
L'Internet permet à la musique de coûter moins cher au grand public,
si chacun paie directement à l'artiste une petite somme correspondant à
l'écoute d'un morceau.» Puis, en finissant son exposé,
Thomas Dolby prédit leur avenir aux professionnels: «En l'an 2001,
votre rôle sera réduit à celui de simple prestataire de marketing
au service des artistes.»
Pression. Il n'aura pas fallu plus d'un an pour que la prophétie
de Dolby se réalise. Même en France, il n'y a pas une major qui n'ait
dans ses bureaux un ou deux monsieur Internet? Lesquels ont la responsabilité
de négocier le virage du commerce électronique pour leur société.
Et subissent une pression de tous les instants.
«Les intérêts en jeu sont hallucinants», raconte
un directeur de label qui veut garder l'anonymat, tant son employeur menace tous
ceux qui divulguent la stratégie de la maison. «Car c'est toute une
industrie, avec ses producteurs, ses techniciens de studio, ses usines de pressage,
ses batteries de commerciaux, de circuits de distribution..., qui risque de subir
ce qui est arrivé à la sidérurgie au début des années
80.»
Bombe. A l'été 98, c'est un homme du métier qui met
le feu aux poudres. Dans un texte publié dans le New Musical Express,
puis repris dans les pages Débats de Libération, Alan McGee,
directeur du label londonien Creation Records, ne cache pas son désarroi.
Lui qui a été producteur d'Oasis écrit: «Si vous pensez
que, dans dix ans, Oasis ou Primal Scream seront sous un label de maison de disques,
vous pouvez faire une croix dessus. Ils connaissent leurs fans et ils leur téléchargeront
des disques à 100 F pièce. C'est la révolution. Dans cinq ou
dix ans, les maisons de disques auront disparu...» Provocateur ou visionnaire,
le texte d'Alan McGee a été reçu dans le milieu comme une bombe.
En France, on sait que, dans le secret, la Fnac travaille sur un projet nommé
«Ariane», avec des maisons de disques pour partenaires. Le plus important
circuit de vente de musique du pays tient à sauver sa peau de commerçant,
et se demande comment offrir à ses clients fidèles une distribution
de littérature et de musique par l'Internet.
Chez EMI à Londres, depuis cet été, une équipe de
cinq personnes réfléchit à la façon dont le groupe doit
passer du CD à la musique immatérielle. Ce qui suppose, notamment,
de réduire les stocks et dépôts de disques compacts.
Philippe Gompel, directeur des nouvelles technologies à EMI France, ne
cache pas qu'aux Etats-Unis le groupe maison Beastie Boys a mis sa musique en ligne
via le MP3, alors que lui, en France, ne peut encore proposer sur le réseau
que trente secondes d'écoute. Pour garantir la viabilité des maisons
de disques face au cyberespace, il souligne qu'une major peut «fournir une
promotion à l'artiste ainsi qu'une forte protection juridique. On ne sait
pas quel chanteur pourrait se passer de la force de communication d'une maison de
disques pour devenir célèbre».
Copyright. En France et en Europe, le Syndicat national de l'édition
phonographique (Snep) s'oppose au législateur. René Albertini, président
du Snep et PDG de Sony Music France, avait été très clair lors
d'un colloque à l'Assemblée nationale en juin: «Si la directive
européenne sur le copyright, qui sera établie avant la fin de l'année,
considère que le Net diffuse de la musique, comme la radio, et ne la distribue
pas, les 12 milliards de chiffre d'affaires annuel du métier du disque se
réduiront à 300 millions de francs.» En clair, le cauchemar
des producteurs c'est de voir leurs droits pour l'Internet calculés selon
le principe appliqué à la radio: les majors n'auraient alors qu'un
pourcentage du chiffre d'affaires du diffuseur, alors qu'elles espèrent l'application
d'un prix de vente, comme chez un disquaire.
Au moment où, dans le monde du classique, on fête le siècle
(1898-1998) de la plus ancienne maison de disques existante, Deutsche Grammophon,
s'annonce donc une révolution dans la chaîne créateur-producteur-consommateur.
Pour la première fois depuis cent ans, le client pourra exiger que la musique
qu'il a choisie lui soit apportée par le réseau.