Marche ou rave
Un recueil de morceaux choisis de littérature dite «techno»,
étincelles des feux ultimes de la dernière utopie du XXe siècle,
hédoniste et copieusement droguée.
COLLECTIF (SOUS LA DIRECTION DE SARAH CHAMPION)
Disco Biscuits
Traduit de l'anglais par Aline Azoulay et Céline Cazals, Alpha
Bleue, 347 pp., 132 F.
Par ALEXIS BERNIER
Rien
de tel qu'un petit coup d'acid house pour se sentir comme à la maison.
Des filles rayonnantes viennent vous embrasser, des gars vous font la causette
en vous tapant dans le dos. C'est comme si les barrières de la réserve
et de la prétention s'abattaient soudain, afin de laisser exploser
la danse et la vérité dans toute sa nudité au sens
propre parfois.» (Gavin Hills, White Burger Danny)
Vue de France, où la techno n'est pas beaucoup plus que le dernier style musical
qui secoue les puces des enfants du rock vieillissants, il est difficile d'imaginer
l'importance qu'elle a eue dans l'Angleterre de la fin des années 80. Durant
l'été 1988, plus qu'un éphémère phénomène
discographique, ce que les Britanniques désignaient encore sous l'appellation
séminale d'acid house a pratiquement incarné la dernière
utopie du XXe siècle. Un mode de vie communautaire, hédoniste
et copieusement drogué, ultime rempart contre le triomphe du capitalisme ultralibéral
du gouvernement Thatcher. Comme l'écrit la journaliste anglaise Sarah Champion,
qui a réuni les nouvelles de ce recueil collectif : «Au cours d'une
quelconque acid house party dans un champ nous avons tous eu la naïveté
de croire comme nos parents dans les années 60 que les choses allaient
changer, que les normes et les barrières sociales n'avaient plus cours.»
Si le rêve d'une société plus solidaire n'a duré qu'un
an ou deux, il en reste un petit héritage, et bien qu'elle ait perdu son innocence,
«la culture dance est désormais un phénomène mondial»
qui s'est infiltré partout, publicité, télévision, mode,
cinéma, et bien sûr littérature.
Sorti l'année dernière au Royaume-Uni et aujourd'hui traduit, Disco
Biscuits se veut un portrait littéraire de ces nouveaux hippies électroniques.
Dix-neuf nouvelles inégales comme autant de fruits de cette génération
d'écrivains anglais qu'on peut présenter comme «les enfants
d'Irvine Welsh», l'auteur de Trainspotting, d'ailleurs présent
dans ce recueil (mais il y a aussi Alex Garland et Alan Warner), et dont le succès
a ouvert la voie à tous les prosateurs, bons ou mauvais, de la drogue, de
la danse, du football, ou toutes autres cultures populaires jusque-là délaissées
par les éditeurs britanniques. Souvent écrites comme on raconte une
histoire autour d'une bière dans un club, ces tranches de vie désordonnées
sont pourtant presque plus parlantes que le récit factuel de dix années
de musique techno. Ainsi dans White Burger Danny, la nouvelle la plus emblématique
de ce recueil, écrite par Gavin Hills, un journaliste de The Face qui
s'est tué il y a tout juste un an lors d'un accident de pêche, même
les hooligans les plus sauvages se transforment en d'innocentes brebis assoiffées
d'amour, d'eau fraîche et d'ecstasy. «Nous étions bien ensemble,
qu'on soit hooligan, homo ou simplement hédoniste. A mesure que les mois passaient,
notre consommation augmentait et nos fringues devenaient plus débiles... Remplis
d'espoir nous passions des nuits enivrantes à écouter Dreams of
Santanna dans une usine glauque de produits chimiques.» Car, comme le
LSD qui inspira dans les années 60 Las Vegas Parano de Hunter S. Thompson
ou Acid Test de Tom Wolfe, il semble évident que, presque plus que
la musique, ce soit l'ecstasy qui soit le ciment de cette génération.
«Chimiquement insensibles à la nuit» (Ben Graham, Jours
ouvrables), ces héros anonymes squattent les anciens bureaux des allocations
chômage de Brixton dans l'hilarant Comment Sunshine Star-Traveller perdit
sa petite amie de Martin Millar, ou investissent des champs en bordure de l'autoroute
M25 pour célébrer d'interminables néo-Woodstock dans l'illégalité
la plus totale. Alors que «personne n'avait jamais songé à
interdire la musique punk» ou les Grateful Dead, comme l'écrit Sarah
Champion, le gouvernement anglais s'est alors senti si menacé par cette incontrôlable
soif de plaisir collectif où, en tout cas au début, l'argent n'avait
pas cours, qu'il a dû inventer une loi, la Criminal Justice Act, pour interdire
les raves.
Au bout du compte, ces biscuits disco qui se voulaient une célébration
de l'acid house dressent un constat passablement désabusé. La plupart
des nouvelles sont plutôt sombres. Peut-être parce qu'après plusieurs
mois de consommation intensive on réalise, comme le narrateur de White
Burger Danny, que «l'ecstasy n'était pas nécessairement
la garantie d'une nuit de plaisir». Inventé par Jonathan Brook,
l'attachant héros de Sangria, une sorte de Philip Marlowe moderne qui
loue ses services au sinistre propriétaire d'une de ces usines à danse
qui pousse à Ibiza comme le chiendent, ne voit plus cette «dance culture»
que comme un «coma cérébral collectif» et
méprise ces danseurs venus s'oublier par charters entiers dans une débauche
de basse et de mauvaises drogues : «Seul le mouvement de leur corps importe.
Ils pensent avoir découvert une sorte d'échappatoire. Pauvres gogos.
Ce n'est que du vent. Il n'y a pas de meilleur "ailleurs", pas d'état
de "conscience supérieur" à atteindre... Ils s'imaginent
accéder à un monde spirituel, mais aucun coeur ne bat dans ce monde,
il n'y a que le grincement métallique d'une caisse enregistreuse.» Dix
ans après ce qu'on a appelé le «deuxième été
de l'amour», Charlie Hall, l'auteur de la Caisse, fait lui aussi
cette confession : «Vue de l'extérieur, la mouvance house était
vraiment étonnante, mais aujourd'hui les intérêts financiers
ont pris le dessus : barons de la drogue, boîtes de merde, compils commerciales
débiles. Il y a plus de gens qui vont en boîte maintenant, et avec le
développement de ce marché, la qualité de la drogue a chuté,
alors il y en a beaucoup plus qui tombent malades, donc la chasse aux sorcières
recommence.» Comme l'écrit Douglas Rushkoff dans La poudreuse
qui tua Manuel Jarrow, l'un des récits les plus émouvants, l'acid
house, c'est malheureusement aussi «de l'énergie pure convertie en
pur marketing».