D'Oslo à Paris, du Miles électrique aux bricolages numériques d'Amon Tobin, de Londres à New York, d'hier et dès demain, le jazz se branche aux musiques électroniques. Pour le meilleur et pour de rire.
Difficile
de parler de jazz tendance électronique, sans se retourner quelque trente
ans en arrière. Au tournant des années 70, certains vont
déjà élaborer une première synthèse, annonçant
bien avant la mode, les futures connexions entre ces deux mondes que soi-disant
tout oppose, ou presque. Sun Ra sera l'un des premiers à intégrer des
claviers moins droits en mettant ses doigts sur les mini-moogs et autres
synthétiseurs première génération. Récemment
réédité,
Lanquidity
témoigne superbement de cette démarche dès 1978, superpositions
de sons entre groove bancal et ambient minimale qu'il concoctait depuis quinze
ans dans le laboratoire qu'était sa tête. Tout comme ce petit
père terrible du free jazz, considéré comme l'un des
apôtres de l'electronica, d'autres avaient jeté les bases de cette
rencontre : il suffit de songer aux Miles électriques des seventies (
On The
Corner et ses copiés-collés analogiques,
Live Evil et
son "What I Say" fort en drum'n'bass) mais aussi le
Sextant du
pianiste Herbie Hancock paru la même année. La boucle obsédante
de "Rain Dance" qui ouvre les ébats reste un modèle du genre techno
trente ans plus tard. On pourrait aussi évoquer les objets sonores d'un
David Durrah (Universal Sound Of America). Plus tard, le
tromboniste George Lewis fera des tentatives avec la musique sérielle,
tandis que le Art Ensemble Of Chicago travaillera dès le milieu des
années 80 avec l'un des héros de la house frémissante, Marshall
Jefferson. En Europe aussi, les exemples d'avant l'heure du tout
synthétique ne manquent pas : des essais d'un Drame Musical
Instantané regroupé dans l'album Machiavel aux
dérives junglistes du guitariste sevré de free sons Derek Bailey avec
le radical
Guitar,
Drum'n'bass.
En
matière d'électro-jazz, la France reste un pays ouvert à toutes
les propositions, parfois en phase, parfois contradictoires. Difficile pour un
amateur chevronné de s'y retrouver au premier coup d'oreille. D'un
côté, l'option jazz-funk reste la marque de fabrique de certains,
privilégiant l'esthétique des chorus jazz à l'éthique du
tout techno. C'est ainsi que le trompettiste Erik Truffaz (
The Dawn)
reproduit les patterns de la jungle londonienne sans avoir recours à la
technologie. Proches de cette démarche jazz, mais accueillant des
hommes-machines, le saxophoniste Julien Lourau (
Gambit), le
pianiste Laurent de Wilde (
Time 4
Change), le collectif Cosmik Connection (
Cosmik
Connection) proposent des variations improvisées à
l'environnement électronique. D'autres parviennent à un même
résultat, qui n'est pas sans rappeler les heures du jazz des seventies,
mais avec des arguments différents. Frédéric Galliano (
Espaces
baroques, Saint Germain (
Tourist),
Joakim Lone (Tiger Sushi), Jeff Sharel, parmi tant d'autres DJ,
ont recours au vocabulaire du jazz, qu'il s'agisse de samples ou de musiciens,
certains oeuvrant pour les leaders cités plus haut, comme le Grenoblois
Sharel avec Lourau. Entre platines et instruments, on pourrait aussi
évoquer le projet parisien baptisé Toy Sun entre free et jungle,
celui des Lyonnais dénommé Meï Teï Sho plus branché
électro, ou encore l'expérience drum'n'jazz live des Toulousains
d'Interface, preuve par trois collectifs qui s'annoncent avec des disques que
ce style à la croisée des genres nourrit bien des espoirs. À
l'opposé des démarches crossover, toute une partie des musiciens qui
se sont illustrés précédemment dans le domaine des musiques
improvisées prolongent leurs expériences radicales aux confins de la
technosphère, avec souvent beaucoup de réussite artistique mais peu
de visibilité médiatique. C'est le cas du guitariste Noël
Akchoté (de MAO à
Rien, quel
chemin !), des Ambitronix du pianiste Benoit Delbecq et du débatteur
Steve Arguelles (
We Da
Man !) qui, accompagnés de deux musiciens du
célèbre label big beat de Brighton Skint, invitent à danser sur
la tête avec leurs trafics sonores, tout comme Bum Cello (
Bum Cello),
la paire composée du violoncelliste Vincent Segal et du batteur Cyril
Atef, pour un voyage aux limites de la jungle, au bord du chaos.
C'est
peut-être du côté du club Bla, situé dans les anciens
faubourgs ouvriers d'Oslo devenus le quartier branché de la capitale
norvégienne, que s'est produit la meilleure – du moins la plus
cohérente – synthèse à ce jour entre jazz et musiques
électroniques, entre instruments acoustiques et multipistes
numériques. Fédérée principalement autour du pianiste
touche-à-tout Bugge Wesseltoft, cofondateur du label Jazzland, et du
trompettiste allumé Nils Petter Molvaer. Le premier a publié un
drôle de
New Conception Of
Jazz et un plus abouti Sharing, qui oscille entre
jazz et house, qui fait prendre son pied au jazz, sans trop se prendre la
tête. Le second est l'auteur de deux albums plus denses (
Khmer suivi
de Solid
Ether, plus ambitieux, sur le label ECM, avec l'envie de vibrer
à toutes les sensations électro-acoustiques, de la techno pure et
dure à l'ambient sophistiquée, de la house sautillante à la
drum'n'bass galopante. Les deux ont joué ensemble par le passé avant
de prendre, non pas leurs distances, mais leur envol chacun de son
côté. Pour autant, pour réussir leur synthèse aboutie sur
scène, l'un et l'autre font appel au même vivier de musiciens à
commencer par le guitariste Eivind Aarest auteur d'un inquiétant
Electronique
noire, recueil sombre et captivant qui lorgne du côté
de l'ambient de The Orb. Jan Bang joue quant à lui du sampler sur le
disque du claviériste Jan Balke (Saturation), Wibutee s'est
risqué au trip-jazz en toute cadence. À côté de
ceux-là, un producteur inspiré, Adun Keive qui avait réuni en
1997 la drum'n'bass importée de Londres et les évanescences jazz de
Terje Rypdal, deux DJ forts en thèmes, Strange Fruit auteur de nombreux
maxis et remixes et Mental Overdrive, qui a réussi l'un des plus beaux
opus de jazzy house parus en 2000 (Ad
Absurdum). Ajoutez à cela les pérégrinations
synthétiques du label Rune Gramophon, plus investi dans la musique
contemporaine, et vous aurez compris qu'à défaut d'avoir la
scène la plus fournie, Oslo dresse un panorama assez juste et exhaustif
des possibilités qu'offre le grand mix entre jazz et
électronique.
Le
Royaume-Uni fut sans aucun doute à l'avant-garde de cette scène avec
l'acid-house et sa variante acid jazz. C'était à la fin des
années 80 et, depuis, la plupart des DJ vont chercher dans le jazz une
précieuse source d'inspiration, parmi d'autres styles. Car ici, plus que
les musiciens de jazz, ce sont certains DJ qui donnent l'une des versions les
plus enthousiasmantes des rencontres entre jazz et musiques électroniques.
À commencer par ceux accueillis depuis dix ans dans la galaxie des
Ninjatune, tel le projet de Jason Swinscoe (
Cinematic
Orchestra) qui consiste à faire improviser des musiciens et
à tout recomposer seul à la maison, ou bien encore les
expériences mutantes du duo allemand baptisé Flanger (
Midnight
Sound), qui du jazz a retenu l'esprit de synthèse plus que
la lettre formelle. Dans la même galaxie, on pourrait citer le
Dätz Jez Müsick des drôles de Funki Porcini. Venu
d'autres labels de qualité, Kirk de Giorgio propose sous le pseudo de As
One une fusion des genres dans Planetary Folklore, à la
croisée de multiples genres comme le
Rude System
des Ballistic Brothers, tendance plus house. Dans un versant plus virtuose qui
n'échappe pas aux pièges gymniques du jazz-rock, on peut aussi
prêter oreille aux albums de Squarepusher, ancien bassiste qui fait se
percuter jungle et free jazz (
Hard Normal
Daddy ou bien encore un autre bassiste, James Hardway, qui
privilégie le dance-floor, entre jazz funky et jungle polie
(Welcome To The Neon Lounge). Dans ce genre, le jungle jazz, on
conseillera vivement de se pencher non sur les épuisantes fadaises de Roni
Size accompagné de musiciens de seconde zone mais aux productions
futuristes de deux producteurs de génie, Photek (
Modus
Operandi et Form &
Function) et Amon Tobin (
Bricolage et
Permutation), dont les albums concepts
proposent de relire l'aventure du Miles électrique à l'heure du
numérique, sans jamais se contenter de copier le modèle,
l'égalant, voire le dépassant, ainsi à bien des égards.
Enfin, retour
aux États-Unis, où sont nés le jazz (début du siècle)
et la techno (début des années 80). D'ailleurs, les pères
fondateurs de Detroit ou de Chicago ont toujours utilisé du jazz dans
leurs grands sacs à disques, qu'il s'agisse de Derrick May ou de Juan
Atkins. Depuis, d'autres producteurs ont continué de s'illuster dans la
deep house ou dans la house plus soul, plus jazzy, tels que Blaze ou Robert
Hood (Nightime World, Volume 1), ou bien dans un versant plus
techno, comme Ian O'Brien (Desert Score). On ne peut manquer
d'évoquer ici les envies de certains hommes machines de fusionner avec des
musiciens. Carl Craig a ainsi monté Innerzone Orchestra un projet avec le
pianiste Craig Taborn et le batteur Francisco Mora (
Programmed),
Romanthony est rejoint par de mauvais musiciens, ou bien encore les Masters At
Work créent un non-événement avec
Nuyorican
Soul, malgré quelques excellents maxis, en invitant entre
autres le guitariste George Benson et le saxophoniste David Sanchez. À
chaque fois, ces tentatives de fusion entre improvisations et programmation
font regretter leurs visions originales, quand ils étaient seuls aux
manettes. Difficile encore de ne pas évoquer Spooky, qui a créé
un nouveau courant spécifique au New York arty, avec l'illbient,
croisement rétro-futuriste de free jazz et d'ambient, avant de
redécoller vers une jungle intempestive. Quant aux musiciens de jazz, ils
commencent tout juste à prendre conscience du retard en la matière.
Désormais associé aux aventures prolixes et protéiformes de Bill
Laswell, le cornettiste Graham Haynes reste celui qui aura compris l'enjeu
avant la plupart : dès 1991, il produisait une forme de jungle avec
What Time It Be et son groupe No Image, avant de quitter
définitivement la galaxie jazz (Tones For The 21st Century
tendance house minimaliste puis BPM branché jungle
dépouillée). Un parcours exemplaire suivi désormais par quelques
rares autres aventuriers de la blue note.--Jacques Denis