La techno en capital

TANDIS que, depuis des années, les fanas de musiques techno et de raves (non sponsorisées) ne cessent de s'affronter aux forces de l'ordre, que Daft Punk et Air font un tabac dans les hits mondiaux et que les critiques outre-Manche-Atlantique-Pacifique s'extasient sur la 'French touch', que le pionnier des DJ's house français, Laurent Garnier, investit l'Olympia après avoir été consacré aux Victoires de la musique et congratulé par Gilbert Bécaud, que M6 ou NRJ matraquent leur public à coups de compils techno affligeantes, largement appréciées par les programmateurs de super et d'hypermarchés, on peut se poser quelques questions sur la soudaine attention, voire la prétendue découverte d'un mouvement musical installé de longue date dans notre quotidien mercantile, une attention spéciale provoquée par la Techno Parade, qui envahit les rues de Paris aujourd'hui.

Lorsque, au début des années quatre-vingt, Derrick May, Juan Atkins et Kevin Saunderson inventent la techno à Detroit, ville d'Iggy Pop et de la Motown, ces jeunes musiciens noirs générèrent, grâce à des moyens technologiques inexploités jusqu'alors, hormis par des compositeurs contemporains d'avant-garde, une manière moderne de perpétuer l'esprit soul en mixant le funk acoustique le plus sensuel avec une froide musique électronique venue d'Europe (Kraftwerk, Yellow...). Au même moment, ou presque, Afrika Bambaataa ouvre le rap à la musique électronique, le DJ du club Warehouse de Chicago, Frankie Knuckles, invente la house, plus proche du disco et moins technoïde, suivie bientôt par le garage, en provenance de New York. De fait, avec la techno et le rap, partis des ghettos noirs américains, s'affirme un tournant essentiel dans l'histoire des musiques afro-américaines. La planète musicale, dominée par la pop et le rock, s'en trouve toute chahutée avec ces boucles répétitives, ces transes sonores, ces basses et infra-basses obsédantes, ces BPM (battements par minute) cardiaques accélérés, cette manière de détourner l'outil numérique, ordinateur, Internet ou sampler et son mépris des frontières sonores. Un genre de vie s'affirme avec DJ's, ravers, graphisme exubérant des flyers (tracts annonçant les raves), nouvelles drogues synthétiques aussi. Mieux, la technologie numérique permet de contourner les canaux traditionnels de production en composant chez soi avec son propre home-studio. C'est le grand retour du vinyl, moins coûteux à produire, instrument du DJ, des disques marqués par l'anonymat des compositeurs comme une résistance à la starisation du musicien. Alors qu'en France le début des années quatre-vingt-dix voit les gendarmes et la police nationale faire la chasse aux raves, sauvages ou non, à l'ombre des matraques, l'Hexagone et la planète se convertissent pacifiquement à la techno.

A tel point qu'en quelques années la Love Parade de Berlin deviendra un phénomène monstrueux avec son million de fêtards qui débarquent chaque année dans la capitale allemande pour un week-end de folie. Sauf que, désormais, les grandes marques de la culture jeune, comme Virgin ou Coca-Cola, se battent pour sponsoriser l'événement. Directement inspirée de la Love Parade, la Techno Parade s'inscrit dans cette trajectoire. Jack Lang en est le parrain politique et culturel, M6 l'un des principaux partenaires officiels... Bref, la techno sous toutes ses formes est un marché à contrôler économiquement, à l'instar du rock auparavant ou du mouvement punk. Mais il est vrai également que les trouble-fête n'ont jamais interdit ni la danse, ni la curiosité, et que la techno venue de Detroit, Chicago, Londres ou Paris méritait bien les boulevards de la capitale.

FRANK GATTI. (l'Humanité)