Kraftwerk
Les vrais précurseurs, référence ultime de toute la techno :
Notre objectif est de travailler sans relâche en vue de réaliser la chanson pop
parfaite pour toutes les tribus du village global»
Avant la techno il y eut Kraftwerk
Depuis trente ans et quelques dix albums, Ralf Hütter et Florian Schneider ont donné
leurs lettres de noblesse à l'électronique. Ces visionnaires de génie sont
la référence ultime en matière de techno, cités par les pionniers
de Detroit comme par les plus jeunes représentants de la nouvelle génération DJ.
Mais derrière le son et l'image robotique, mécanique et répétitive,
Kraftwerk n'a fait que réviser avec brio les canons de la musique pop. Leurs chansons évoquent
avec une extraordinaire économie de moyens des émotions universelles, mais par
le prisme de la civilisation post-industrielle et informatique. Le voyage, la relation intime
entre l'homme et la technologie domestique, les moyens modernes de communication, la fascination
pour la figure du cyborg et de l'automate ? Une sorte de romantisme technologique, de la pure
"techno-soul" telle que la nomment les musiciens de Detroit.
Kraftwerk : Le mystère des hommes-machines"
La publication de leur biographie, "Kraftwerk : Le mystère des hommes-machines",
signé Pascal Bussy aux Éditions du Camion Blanc, tient de l'ordre du miracle.
D'abord parce que l'on sait peu de choses sur Ralf Hütter et Florian Schneider.
Le groupe donne peu d'interviews et semble vivre cloîtré dans son studio Kling-Klang
de Düsseldorf. Ensuite parce qu'en pleine explosion techno, il était nécessaire
de faire toute la vérité sur ce groupe actif depuis presque trente ans. A
l'heure où la pop électronique règne en Allemagne, en Angleterre,
au Bénélux, où la France et bientôt les États-Unis sont sur
le point de flancher, il est indispensable de rendre hommage à ces Beach Boys de
l'ère post-industrielle.
Le blues robotique de Beach Boys de l'ère industrielle
Derrière la maîtrise et l'usage visionnaire des nouvelles technologies et des rythmes électroniques
se cachent deux mélodistes hors-pair. La structure et la forme des titres de Kraftwerk
sont d'une rare précision mais les harmonies viennent toujours humaniser l'apparente
froideur de l'ensemble. Que l'on écoute "The Model", pour ne citer que l'un de leurs plus
grands tubes, et l'on se résoudra à l'évidence. Derrière le technicien
se cache un coeur d'or. Au cours de leur carrière, mis à part leurs premières
expériences fin 60 et début 70, Hütter et Schneider ont visé
l'ascèse : l'essence de la pop passé au filtre des machines. C'est d'ailleurs ce
qui fait la différence avec la majeure partie des formations techno actuelles.
Dans chaque morceau de Kraftwerk, il y a avant tout un sujet, une émotion, une mélodie,
un jeu savant entre modernité et nostalgie, et une innovation technologique.
Très peu de musiciens techno actuels ont ainsi su toucher à la pureté du
blues robotique.
De "Kraftwerk" à "Electronic Café"
Kraftwerk émerge à la fin des années 60, issu de la Kunstakademie de
Düsseldorf. L'époque est alors celle d'une révolution artistique. L'Allemagne
voit le groupe d'artistes Fluxus réconcilier l'art et la vie, et Stockhausen impose de
nouvelles donnes musicales, tout comme son confère américain John Cage.
Leurs quatre premiers albums leur permettent d'affirmer peu à peu leur esthétique,
délaissant les techniques inspirées de la musique improvisée et abandonnant
à chaque nouvelle production les instruments, acoustiques ou électriques, superflus.
En 1973, "Ralf & Florian" marque une première étape vers le son Kraftwerk.
Plus techno. Plus mélodique aussi même si entièrement instrumental.
Rythmes obsédants et premières chansons ultra-minimales, "Autobahn" marque un an
plus tard leur première véritable reconnaissance internationale, même si des
pays comme la France les ont adoptés dès leurs débuts. On parle à
l'époque beaucoup du Krautrock, des groupes allemands tels Neu, Can ou Tangerine Dream qui
tous contribuent à faire éclater les carcans de la musique pop-rock.
C'est à partir de l'album suivant, "Radio-Aktivität", que Hütter et Schneider
vont élaborer leur grand oeuvre. Une sorte de chronique à la fois romantique et
distanciée de la vie moderne où se mêlent les thèmes du voyage, de
l'irruption de la technologie et de l'émergence du village global. Une oeuvre où
tout est contrôlé, des visuels jusqu'à la communication vers la presse,
en passant par la scénographie de leurs spectacles et leurs (rares) apparitions en public.
Les quatre derniers albums, "Trans-Europe Express", "The Man-Machine", "Computer World" et
"Electric Café" imposent définitivement le groupe à l'aide de ce
"mélange de rythmes funky, de musique concrète et de pop music", tel que le
définit lui-même Schneider.
"Mélange de rythmes funky, de musique concrète et de musique pop"
La recette peut paraître simple mais elle reste inégalée. Une science
avérée du groove et de la rythmique, basée sur l'utilisation de sons
extraits des technologies domestiques et un sens de l'évidence mélodique.
D'ailleurs Schneider résume parfaitement le propos. "Le terme que je préfère
est celui de Robot Pop. Il convient à notre objectif, qui consiste à travailler
sans relâche en vue de réaliser la chanson pop parfaite pour toutes les tribus du
village global. En fait nous avons montré l'attitude mécanique et robotique de notre
civilisation. C'est un problème philosophique mais c'est aussi quelque chose d'amusant,
plein d'humour".
Ces confidences sont rares, et on peut remercier Pascal Bussy d'avoir su négocier une
interview exclusive pour son ouvrage. Ceci dit, la force de Kraftwerk est aussi là.
"Notre travail ne mérite pas d'explications, le tout parle de lui-même, nous n'aimons
pas trop expliquer ce que nous faisons". Hütter et Schneider ont su parfaitement souligner
les évolutions de notre société post-industrielle, à l'aide d'une
forme très simple, limpide. Les paroles françaises d'Electric Café, l'une
de leurs plus récentes compositions, ne méritent aucun commentaire :
"Musique rythmique / Sons électroniques / L'art politique / à l'âge atomique /
Culture physique / Cuisine diététique / L'art dynamique / à l'âge atomique /
Images synthétiques / Formes esthétiques / L'art poétique / à
l'âge atomique".
"Grâce aux ordinateurs, un autre poursuivra notre oeuvre"
Pour réaliser un tel travail, les deux leaders du groupe ont toujours su s'entourer de
collaborateurs géniaux. Wolfgang Flür et Karl Bartos ont travaillé sur la
majorité des chefs d'oeuvre de Kraftwerk, mais vu la productivité actuelle du groupe
(un seul album produit pendant les années 80), ils ont choisi d'aller tenter leurs aventures
musicales ailleurs. On peut citer aussi le français Maxime Schmidt, sorte d'éminence
grise, Emil Schult (leur directeur artistique) ou encore François Kevorkian, mixeur sur
"Electric Café" et talentueux producteur de dance-music. "Electric Café", album
produit en 1986, à l'heure de la première explosion de la house de Chicago et de la
techno de Detroit... Depuis, le groupe a semble-t-il entièrement reconstruit son studio
Kling-Klang à l'aide des dernières innovations technologiques et entrepris de
numériser tous leurs morceaux passés. En 1993, la compilation "The Mix" témoigne
de ce travail mais apporte peu de choses à l'édifice Kraftwerk.
On est sans nouvelles d'un "The Mix 2", mais on sait qu'un album est annoncé pour 1997 ou début 98
(un code-barre lui a été attribué). Mieux : Kraftwerk a participé à la
gigantesque rave Tribal Gathering en Angleterre. Kraftwerk ne peut se permettre de décevoir,
et on a d'ailleurs du mal à imaginer comment le groupe parviendra à marquer le coup
face à la vague techno actuelle. Mais peut-être faut-il voir là la réalisation
finale du concept kraftwerkien, tel que le définissait Hütter : "Kraftwerk est permanent.
La durée est un concept essentiel dans l'art. Nos sons et nos programmations sont immortels.
Grâce aux ordinateurs, quelqu'un pourra poursuivre notre oeuvre"
Kraftwerk : l'espéranto électronique et universel du village global
Il est inutile d'essayer de dresser une liste des artistes et des musiciens influencés par
Kraftwerk. La quasi-majorité des groupes électroniques se réclament d'eux tout
comme des icônes pop tels que Bowie (sa chanson "V2 Schneider" était dédié
au groupe), Michael Jackson (une rencontre aurait eu lieu quelques temps après la production
de "Thriller"), Depeche Mode ou encore toute la première vague rap (Afrika Bambaataa les
a largement samplés sur "Planet Rock"). Dans les années 70, Kraftwerk était
parvenu, à l'image d'autres groupes allemands, à synthétiser parfaitement la
musique expérimentale contemporaine et la pop. Dans les années 80, les "Ruhr Brothers"
ont réussi à faire l'unanimité à la fois chez le public blanc et noir.
Comme quoi, Kraftwerk, a toujours pratiqué la synthèse. La fusion inespérée
de toutes les tribus du village global, l'espéranto électronique et universel.
Les visionnaires du monde des machines
Deux citations pour finir...
1978. "Le dynamisme des machines, "l'âme" des machines, ont toujours été
partie prenante de notre musique. La transe est toujours dûe à la répétition
et tout le monde recherche la transe dans sa vie, qu'elle soit par le sexe, l'émotion,
le plaisir, dans les soirées, etc. Par conséquent, les machines produisent une
transe abolument parfaite."
1981. "Le concept de Computer World est que nous sommes entrés dans le monde de l'ordinateur.
Chaque facette de notre société est maintenant influencée par la technologie
informatique et notre langage est devenu celui du logiciel informatique."
Discographie sélective
"Kraftwerk" (1970), "Kraftwerk 2" (71) et "Ralf & Florian" (73),
tout juste réédités en CD chez Germanophon (import)
"Autobahn" (74), Emi (import))
"Radio-Activity" (75), "Trans Europe Express" (77), "The Man-Machine" (78),
Capitol / EMI
"The Capitol Years" , les trois albums précédents augmentés d'un
livret historique.
"Computer World" (81), Elektra / WEA
"Electric Café" (86), Elektra / WEA
"The Mix" (93), EMI